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mardi 1 juillet 2025

(Im)Puissances de la routine


Les queues de dragon de l’anxiété. Mes deux craintes principales, à l’aller ou au retour, de chaque longue journée de voiture pour rejoindre la maison à Irun ou quitter l’appartement d’Alicante : la première est celle d’un orage si je vois des nuages noirs au lever du jour au moment du départ, des coups de vent violent, de la grêle, du brouillard, etc. La seconde, liée aussi à des orages ou à du mauvais temps, des dégâts qui pourraient endommager notre habitation. Je redoute surtout la grêle car le souvenir d’un moment d’angoisse, en compagnie d’une collègue de la fac refugiée dans ma voiture sous l’auvent de fortune d’une station d’essence, pendant que des boules de grêle cabossaient sérieusement les carrosseries sans protection, est toujours trop fort. J’ai également d’autres craintes que je n’énumère pas. Je me demande à chaque fois qu’en sera-t-il à notre retour. Si ce n’était pas la voiture, ou l’état de la maison, ce serait l’ordinateur, et j’en passe. Jamais je ne voyage décontracté même si en apparence je garde le calme.

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On n’y échappe pas. Quelqu’un qui réunit la triple condition d’ancien élève, d'ami et de lecteur habituel, me conseille d’envoyer promener la politique. Aristote affirmait que celui qui échappe à la vie sociale est une bête ou un dieu, un ermite ou un solitaire, se suffisant pleinement à lui-même et sans nul besoin des autres. Or, la vie de la polis en interaction et coexistence implique pas mal de choses. Actif, la fonction que j’ai exercée m’a fortement implanté dans la vie sociale et, sans vocation aucune, mission ni désir de suivre les voies de la politique professionnelle, pleinement conscient de ne pas avoir été appelé, par ma sagesse, à gouverner la cité, ambition plutôt platonique, je n’ai jamais eu l’impression d’être une bête ni prétendu au titre de démiurge sous l’auréole d’une activité surnaturelle : la « vie de l’esprit ». Dix ans après mon départ à la retraite, je me contente de vivre dans la contemplation une vie qui n’est pas purement contemplative, restant donc un homme, un membre vivant de la société, mais simple rouage de sa grande mécanique. Cela étant, je ne vois pas le moyen de me prémunir contre les appels de sirène de l'information qui nous submerge de partout, qui nous tombe dessus, « en spirale et non en ligne droite, par saccades, par catastrophes, par révolutions » comme les ondes de la dialectique déferlaient sur la tête de Lénine. En d’autres termes, impossible par là, de s’isoler des inévitables torrents de nouvelles qui nous inondent à chaque instant. Pour réussir cette entreprise, il faudrait savoir construire en nous-mêmes des châteaux forts, remonter complètement les pont-levis et en arriver à un hermétisme total. Il faudrait jeter par la fenêtre télé, portables et ordinateurs pour que le réel, ce piège invisible, ne passe plus avec ses bruits séducteurs et ses images tentatrices. Créer de la distance, si efficacement abolie par la vitesse en expansion et par l'idéologie faussement progressiste de la technologie imparable. Assommés par le monde qui déferle sur nos pauvres cerveaux, nos capacités de tri, de réflexion et de réponse rétrécissent jusqu’à disparaître. Le pire étant que chacun, euphorique, se croit le seul vrai et authentique relais, indispensable, bien éclairé, indemne d’ignorance, celui que les autres devraient écouter sous peine de mourir idiots. Plus jeune, le vaccin à deux doses contre la subordination calculée à une vision du monde pour améliorer « les choses » et contre l’optimisme béat et angélique de la « foi sociale » m’a facilité, je l’espère, une certaine immunité. Après avoir compris dans quelles illusions je risquais de me laisser entraîner sans remède.
Plus j’avais des choix : engagement politique valorisant, carrière dans l’administration, que sais-je encore, plus les possibilités paraissaient grandes, plus le droit chemin se révélait difficile, long, laborieux, incertain et arbitraire : hors de portée finalement, alors que c'était juste le contraire qui semblait garanti au départ. Déjà, une frontière devait été franchie presque sans s’en rendre compte : celle de la soumission, souvent aveugle, non pas à plus fort mais à plus con que soi. Pourtant, je ne suis pas le moins du monde réfractaire à l’autorité. Loin de moi la tentation de la nier ou de négliger son importance, mais je sais qu'au-delà d'une certaine hiérarchie, d'une certaine organisation pyramidale, les choses s’organisent toutes seules sans bruit tout en gardant leur cadre théorique, et vivre sous l’autorité d’autrui, souvent visiblement incapable, sans possibilité d’opposition, en renonçant à soi-même, dépasse, pour moi, les limites. Avec le risque de s’y habituer, une fois qu’on en a dépassé certaines. C'est toujours a posteriori qu'on se rend compte de l'escroquerie. C'est pourquoi les débuts sont toujours enthousiasmants, comme les révolutions, mais mènent invariablement au désastre.

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Mon très bel aujourd’hui. Il m'arrive de me fixer un objectif de lecture, mais il ne reste mon objectif que durant un quart d'heure, jusqu'à ce qu'un autre, plus séduisant, passe à portée de pensée. J'en rêve, en effet, d'avoir un objectif solide, un projet, comme disent les gens vraiment sérieux, de savoir où je vais, de ne pas dévier, de ne pas quitter le chemin, l'idée et l’itinéraire qui l'accompagne pour aboutir à un essai, un article, un livre, quelque chose de costaud. Une utopie, mais pas plus, et de moins en moins. Ma vie « retraitée » fuit par ces objectifs, ces trous, ces fenêtres, ces soucis incessants qui me renvoient d'une information à l'autre, d'une image à l'autre, d'un livre à l’autre jusqu'à en perdre la tête et le sens, c'est-à-dire le but que j’avais choisi et la concentration nécessaire pour y arriver. De plus en plus, je lis trois ou quatre livres à la fois, en parallèle. Signe tangible de l'égarement. Le savoir, à la fois verbe et substantif, m’échappe à grands pas. Je me console en imaginant que ces projets loufoques répétés me laissent quand même quelque chose de merveilleux que je ne pourrais même pas nommer. Impuissant, je finis, à coup sûr, toujours par capituler. Sachant l'obstacle trop haut, je choisis de le contourner ou de l'ignorer. J’écris « à coup sûr » puisque j’ai perdu la capacité de résister à mes fantaisies et je sais que tout recommencera le lendemain …

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