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mercredi 31 mai 2023

Il faut aimer la pluie ...

R. conserve visible en haut du sternum, à quelques centimètres de la base du cou, une petite pointe de fil de suture synthétique, comme ces brins de laine qui sortent d’un pull et menacent de le détricoter entièrement. Tirer sur ce fil serait facile, mais le courage me manque pour aller un brin trop loin au risque de la déconstruire, ma petite R. bien aimée !

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Avant de fermer les volets, je me rends à la terrasse solarium, point d’observation idéal pour profiter de la chute de la nuit. Il fait bon et une pluie tiède, fine, tombe doucement. Je reste un long moment devant les broussailles et les arbres en face au feuillage épais. Seul. La nuit progresse insensiblement. J'observe la végétation silencieuse, trempée, avec des reflets vaguement orangeâtres dont je n’arrive pas à expliquer l’origine (pollution lumineuse de Rentería ?) et des transparences fluctuantes du haut de la rue Général Freire. Je me demande quels événements vont survenir dans nos vies et je ne vois pas ce qui pourrait m'arriver d'autre que de rester là à attendre ce qui adviendra. Il m'arrive de penser, sans que cela me fasse trop de peine, que j’ai vieilli - je vais bientôt en avoir soixante-dix ans, je m'en aperçois calmement – et ce n'est pas une pensée triste. Du tout. Les gouttes tombent toujours sur les tuiles qui se laissent caresser, reluisantes et dociles. Une forte humidité flotte au-dessus des arbres et je vois emprisonnée, entre elle et la surface du toit légèrement descendant, cette nostalgie secrète que je garde en moi depuis mon enfance, hors de moi, séduisante et inoffensive. Je ferme tout. Je souhaite bonne nuit à des étagères engorgées de livres mille fois visités. Je les laisse dériver dans la nuit avec la trame qui les porte et les mots que j'ai écrits dessus, flottant au hasard sur des souvenirs fatigués de sortir chaque nuit de ma tête comme des corbeaux anxieux de sortir de l’Arche en éclaireurs.



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J'ai connu dans le temps une caverne du même genre que celle de Platon, tôt dans ma vie : le groupe de théâtre Samuel Beckett où j'ai passé des heures enchantées, entouré d’amis merveilleux, de textes en vrac, de conférences, de répétitions de pièces, de veillées pour refaire le monde… Tous ces noms juvéniles éloignés, à peine conservés dans ma mémoire dont je faisais des modèles à suivre ou des échantillons grotesques à détester. La vraie vie. L'érotisme des rencontres avant celle des corps. On prenait des poses sublimes. Nos corps baignaient dans une effervescence urgente et nos esprits étaient en bataille, le cocktail parfait. Le mot qui me vient, quand j'y pense, c'est rafale. Ces heures étaient placées sous le signe de l’orage fantastique. La poésie collait dessus : il fallait lire, rêver, expérimenter, composer, créer des rencontres et des liens entre les choses, les formes, les textes et les gens. Le rêve déposait sur nos têtes son temps idéal et singulier, qui deviendrait plus tard accomplissement ou chimère, peu importe. L’avenir se situait à des milliers de kilomètres de chez nous. Et pourtant …

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Je dois aller me faire faire une prise de sang, dans quelques jours. Je me fous du résultat des analyses tant que ma petite infirmière personnelle sera à mes côtés. Je regrette d'ailleurs qu’elle ne soit plus à l’hôpital pour qu’elle remplisse six ou sept flacons de mon sang d’avant, de mon jeune sang.

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En raison du déclin de la population basque et de ses effets économiques vérifiables, le déficit en Espagne des pensions contributives en 2022 a été de plus de 4 000 millions d'euros, doublant le déficit de 2013. Ainsi, il s'avère qu'actuellement le Pays Basque est responsable du 11 % du déficit national, alors que sa population ne représente que 4,5 % de l’Espagne. Cela s'explique par le fait que la population basque est plus âgée (près de 25% des citoyens basques ont 65 ans ou plus) et que leurs pensions de retraite sont les plus élevées du système général de la sécurité sociale espagnole, avec une moyenne actuelle qui dépasse 1 900 euros/mois. En 2022, le coût annuel des retraites au Pays Basque a dépassé les 10 000 millions d'euros. De ce montant, 45% des pensions proviennent du reste de l'Espagne dans son ensemble. Et le pourcentage de ce déficit basque augmente progressivement d'année en année.

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Le téléspectateur ne comprend toujours pas que la télévision est un égout qui lui pollue le cerveau en déversant partout des excréments idéologiques. Dans son salon, dans ses chambres et, surtout, dans sa volonté. Le téléspectateur ne comprend toujours pas que les journalistes, qui devraient rester neutres en ne diffusant que l’information au sens factuel de ce qu’elle est, selon leur charte et leurs devoirs, ne sont que des propagandistes de la politique du moment ou d’une idéologie sous-jacente. Nous ne pouvons que leur recommander de lire Propaganda (1928) d’Edward Bernays ou son pendant explicatif, paru 60 ans plus tard, Fabrication du consentement, d’un autre Edward, Herman celui-là, avec son collègue linguiste Noam Chomsky.




mardi 16 mai 2023

« Pour la première fois, j’entends quelqu’un venir »


Nuits d’hôpital. Ce qu'ils peuvent m'énerver, avec leur « courage, il faut aller de l’avant » ! Dans un lit d’hôpital, on ne se demande pas s’il faut aller de l’avant. Le lit flotte dans les ténèbres de la nuit et la malade, sans sommeil, subit du violent tangage de son corps immobile et du roulis électronique des engins qui la maintiennent en vie. Mon cerveau fait des phrases courtes et intermittentes qui amènent avec elles autre chose que le sens, elles s'appuient sur des béquilles sans lesquelles elles seraient incompréhensibles parce que trop singulières : il leur faut créer une sorte de matière souple et gluante qui les rend assimilables en même temps qu'elle les éloigne de la catastrophe aux aguets. Comme pour les rêves qu'on tente de raconter au réveil, la réalité accélérée de chaque nuit raide se dérobe sous la pensée, au fur et à mesure que les mots s'ajoutent aux mots. Alors l'accompagnateur de la malade se console en constatant que ce qu’il pense, ce qu’il fabrique dans son cerveau est plus intéressant que la réalité. Il se pense lui-même pour avoir un instantané de lui-même en train de veiller, et son immobilité se confond avec la matière inénarrable du rêve. Alors, il se décrit ce qui se passe et ce qui pourrait se passer et ajoute à ses phrases purement mentales le mouvement de la vie reconstituée ou anticipée et c'est ce mouvement ajouté qui lui donne le sentiment de protéger les deux vies, la sienne et celle de la malade. Mais c'est précisément cette sensation qui pose problème… Au fil des heures, on tourne en rond ! De quelque côté que la volonté du veilleur se porte, celle-ci ne rencontre que des chemins barrés ou impraticables. Ne pas se perdre reste la seule voie envisageable. D'elle ne peuvent sortir que des barres de fer rouge qui s'allongent et se tordent sur le sol comme des serpents. Il faut constamment éviter que le moi se repose où qu’il pense avoir la paix, assuré qu'il est de faire ce qu’il faut et comme il faut. « Elle est là, pourvu que demain elle soit toujours là ! » Et l’accompagnateur passe son chemin, comme un chien qui aurait peur des médecins qui repasseront à l’aube. Et il se livre à un exercice qu’il aime tout particulièrement : écouter tous les sons qui le parviennent, en les découpant en tranches, du plus proche au plus lointain — c'est un contrepoint topographique. Il essaie de les entendre tous simultanément, conscient de chacun de leurs origines et alors la réalité prend un aspect mystérieux. C'est peut-être simplement son inattention ordinaire qui produit cet effet d'étrangeté. Il essaie de garder le regard ouvert, il passe et repasse par les mêmes lieux à travers le volet roulant, jusqu'à ce qu'un autre point attire son attention à l'intérieur du même espace exploré déjà mille fois. C'est un dévoilement en perpétuelle évolution pour faire barrage à la moindre tentation de sommeil. Il vit comme on vit, dans le vide. En pure perte. Sa pauvre vie s'allonge et se tord sur le sol comme des feuilles qu'on piétine sans même s'en rendre compte. Ses sentiments font en s'allongeant des ombres gigantesques qui recouvrent la silhouette de la malade aimée et des proches qui les font disparaître au regard. C'est le temps lui-même qui s'épaissit, qui rend ces sentiments invisibles, légers ou inconsistants, après l'accident, la surprise, la maladie. Car il y a toujours un inattendu qui vient rompre nos vies ordinaires, les faire bifurquer brutalement au moment où l'on s'y attend le moins. Alors l'autre n’apparaît plus comme autre, ce qu'il n'a pourtant jamais cessé d'être, quelqu’un d’inopportun venu saccager nos quiétudes insouciantes avec ses gros sabots crottés de souffrance, d’inquiétude et de malheur mais comme une partie essentielle de nous même qui accourt nous appeler à l’aide au moment même où la sagesse des moins proches en appelle au courage discret, à la sagesse distante, à la patience pour pas cher. Juste au moment choisi par cette personne aimée pour nous signifier qu’elle a besoin de nous, que nous nous sommes rencontrés un jour pour quelque chose, qu’un fil nous a liés dans un espace commun pour que nous nous y ébattions jusqu’à la fin des temps. Quand je ferme les volets de la partie arrière de mon bureau, ma poitrine déchire souvent sans même y prendre garde le fil invisible qu'une araignée a tissé consciencieusement d'un bord à l'autre de la terrasse. Personne n'a expliqué aux araignées qu'il est parfaitement déraisonnable de produire autant d'efforts car les espaces ont été faits pour être traversés. C'est pas pour une éternité que les araignées tissent leurs toiles, et pourtant, elles vont refaire sans cesse cet effort. Elles ne cesseront jamais de les tisser, elles ne cesseront pas de tisser des fils invisibles reliant des bords de la réalité. Cette réalité que nous traversons sans la voir. Autant nous les déchirons facilement, autant elles reviendront sans défaillance jusqu'à l’épuisement. Il faut être fou pour aimer en sachant que notre amour va être immanquablement déchiré par la poitrine inattentive du temps, ce passant anonyme. Mais l'accident était prévu dès l'origine…

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Anniversaire. Cinquante ans ensemble. Personne dans ces années-là n'aurait imaginé que les bistrots seraient un jour remplacés par les réseaux sociaux, qu'on se marierait entre hommes, qu'on parlerait sérieusement de « narratif de la réalité », que le lien-social était quelque chose qu'il fallait sans cesse réparer, que le sexe serait remplacé par le genre, qu'on aurait peur d'une grippe, que la plus haute ambition des jeunes gens serait d'être influenceurs, qu'il était urgent de « canceler » la culture et que la littérature serait bientôt une chose qui n'intéresserait plus personne. Comment ce monde-là a-t-il pu être englouti sous nos yeux en si peu d’années sans laisser de trace ? 

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