Portrait au vitriol d'une journée de
CHARLES MAURRAS
dans son bureau de la
siège de
par
LUCIEN REBATET
dans
1942
* * *
Chaque soir,
Maurras arrivait vers sept heures à son bureau de la rue du Boccador, vaste et
orné à profusion de moulages et de photographies de sculptures grecques, de
portraits dédicacés, Barrès, la famille royale, Mussolini en place d'honneur,
d'une foule de sous-verres saugrenus et naïfs d'on ne savait quels admirateurs,
bibelots de foire, poupées-fétiches, images de première communion, petits
lapins de porcelaine.
Haut, massif,
plein de barbe, trottinant sur de grandes jambes molles, Maurice Pujo, le
rédacteur en chef, qui rythmait sa vie sur celle de Maurras l'avait précédé de
quelques minutes au plus. Pujo, qui sortait de son lit, ne tardait du reste pas
à s'offrir, dans la quiétude de son cabinet, un petit acompte de sommeil.
Maurras
s'enfermait avec des visiteurs variés. C'étaient avant tout, comme on
l'affirmait dans les journaux à échos de la gauche, des escouades de douairières
qui possédaient un véritable abonnement à ces séances, des marquises de
répertoire comme on n’imaginait plus qu'il pût en exister encore, ou de ces
vieilles timbrées, emplumées et peintes comme des aras, qui rôderont toujours
autour des littérateurs académisables. L'une des plus notoires des “jeunes filles
” royalistes, pucelle de cinquante-cinq ans au cuir boucané et moustachu, qui
se nommait Mlle de Montdragon ou quelque chose de ce genre, était venue dire au
Maître dans les débuts du Front populaire : “ Les communistes préparent un
grand coup. Ils ont des dépôts d'armes dans beaucoup de maisons. Ils les ont
désignés en dessinant sur les portes des pistolets. Voyez, j'en ai pris le
modèle. ” Et elle exhiba, soigneusement relevé par sa vertueuse main, un
superbe et classique braquemart de murailles, assorti de ses pendentifs. Je
peux faire certifier l'anecdote par dix témoins à qui la demoiselle avait
d'abord confié sa terrible découverte.
Maurras, harcelé
par les besognes d'un parti et d'un quotidien, commençant ses journées avec un
retard invraisemblable, perdait ainsi deux heures et parfois plus à recueillir
gravement les ragots de salons du Faubourg Saint-Germain qui sentaient déjà le
moisi sous Louis-Philippe, des caquets d'antiques folles d'une indiscrétion
éhontée, quêtant l'avis du prince de la raison sur les opinions politiques du
nouveau vicaire de Saint-François-Xavier, révélant la fâcheuse pente libérale
que prenait telle comtesse, et dont les voix perçantes de cacatoès parlant à un
sourd retentissaient jusqu'à l'autre bout de la maison.
Pendant ce temps,
l'infortuné rédacteur chargé de soumettre à Maurras copies ou suggestions pour
le numéro du jour, droguait devant sa porte en songeant aux imprécations du
metteur en page qui l'accueilleraient à l'imprimerie. Il n'était pas rare
qu’une sommité de l'industrie ou de la presse, un étranger éminent poireautât à
ses côtés, dans l'attente d'une audience qu'il sollicitait depuis huit jours.
De quart d'heure
en quart d'heure, le secrétaire de Maurras téléphonait à quelque maîtresse de
maison des Invalides ou d'Auteuil qui avait eu la témérité de promettre un
dîner avec le Maître à une douzaine de dames, d'officiers supérieurs et de
financiers catholiques. A partir de neuf heures et demie, M. Maurras faisait
prier que l'on se mit à table sans lui. Sur le coup de dix heures, il partait
vers le lieu de son dîner.
Toujours précédé à
dix minutes de distance par son fourrier Pujo, Maurras surgissait à
l'imprimerie de la rue Montmartre aux alentours de minuit. A l'heure où tous
les journaux de Paris et de France étaient sous presse, les deux maîtres de l'Action
Française commençaient leur tâche de directeur et de rédacteur en chef.
Chacun de son côté se plongeait dans un jeu des épreuves du jour. Cette lecture
avait sur Pujo un effet infaillible. Avant la cinquième colonne, il dodelinait
de la tête et s'endormait le nez sur la sixième. Maurras tenait le coup
jusqu'au bout du pensum. Mais c'était pour s'octroyer
Vers une heure du
matin, son chauffeur, l'un des correcteurs ou moi-même avions la charge de le
secouer vigoureusement. De ses beaux yeux graves et perçants, couleur d'eau de
mer, il regardait la pendule. A ce moment, tout le papier imprimé de Paris
roulait vers les gares ou vers les portes dans les camions d'Hachette. Maurras
daignait s'atteler enfin à son article quotidien.
J'admirais chaque
fois, avec la même surprise, cet instant-là. Comme des servantes fidèles
veillant sur le repos de leur maître, guettant son premier geste, toutes les
pensées du vieillard prodigieux étaient rassemblées, alertes et innombrables,
dans la seconde où il sortait du sommeil le plus accablé.
Sa main nouée sur
un porte-plume de deux sous galopait et volait, mais si rapide fût-elle, elle
était aussitôt devancée par le flot des arguments. Dès le deuxième feuillet,
elle ne traçait plus que des arabesques hautaines et mystérieuses. Et il y
avait ainsi, zébrées d’éclairs, sabrées de paraphes qui voulaient dire ou bien
France ou bien tartine, des soixante-dix et des quatre-vingts pages arrachées une
à une à un cahier d'écolier.
Un cryptologue
attitré, sexagénaire se prévalant d'un titre de “chevalier”, se faisant la tête
d'Henri IV sur une blouse grise, suprêmement vain de son talent d'expert en
hiéroglyphes maurrassiens, le seul qui eût jamais logé dans sa cervelle, se
penchait longuement sur ce majestueux rébus et le dictait mot à mot au meilleur
de nos linotypistes.
Vers les trois
heures du matin, cette opération infernale aboutissait à une douzaine de
colonnes de plomb.
Alors commençait
le grand drame des corrections. Selon un immuable rite, on alignait sur le “
marbre ” une lampe, un encrier, une rame de papier blanc. Maurras se plantait
debout devant cette écritoire improvisée, entouré de ses épreuves, et
bouleversait à la Balzac son premier jet, renversant les paragraphes,
rajoutant, biffant, jurant et trépignant à chaque coquille. Cette seconde
version, à peine remise au net, subissait incontinent le même sort. Trois,
quatre séries d'épreuves n'épuisaient pas toujours son génie de la rature.
Depuis longtemps,
les clicheurs, les rotativistes, les chauffeurs des messageries ronflaient dans
tous les coins d'un sommeil d'autant plus serein qu'on le leur payait au double
tarif nocturne.
Vers cinq heures
enfin, Maurras abandonnait à regret sa prose, qu'il venait le plus souvent de
ramener à sa première version. Il remontait, d'un pas à peine un peu plus
lourd, son escalier aux murs étoilés d'encre, salis de graffiti. Il regagnait
son bureau, antre méphitique qu'obstruait aux trois quarts le sommeil affalé de
Pujo. Il se mettait alors à paperasser indéfiniment dans les sept ou huit
mètres cubes de brochures écornées, de revues noires de poussière, de journaux
jaunis, de gigantesques enveloppes surtout, bourrées de notes, de vieilles
lettres, de coupures, qui faisaient sur sa table un énorme rempart, lui laissant
à peine un étroit créneau pour poser son cahier et sa main, qui assiégeaient
les tables voisines, grimpaient en piles branlantes vers le plafond. Une de ces
montagnes s'effondrait, l'avalanche frôlait Pujo qui grognait sourdement dans
sa barbe. Maurras sacrait, hurlait à l'aide, retrouvait enfin dans la poche de
son vieux veston noir le bout de papier convoité. Il se calmait, cisaillait les
franges de ses manches élimées, repartait à la recherche d'une strophe de
Raymond de La Tailhède ou de Moréas, bâillait un peu, puis s'attaquait à sa
correspondance : vingt, trente, quarante lettres, le plus souvent de vrais
plis, d'un formidable volume, et dont les destinataires médusés ou affolés
battraient Paris pendant des jours, à la recherche d'un traducteur, déchiffrant
deux lignes avec le secours d'un initié, trois adjectifs avec l'aide d'un autre
et quelquefois rien du tout.
Pujo commençait
enfin à s'ébrouer sur son siège, se frottait les yeux, repiquait un somme, se
réveillait pour de bon, entreprenait à son tour quelque lettre, griffonnait dix
mots, en biffait cinq, entrait devant les cinq autres dans une inextricable
méditation, puis, de guerre lasse, hélait le chauffeur et s'allait fourrer dans
ses draps jusqu'au soir.
Aux environs de
sept heures, dans ses jours d'avance, le plus souvent à huit, quelquefois à dix
ou onze, Maurras levait à son tour le camp et partait se coucher, le pied vif
et l'œil net, après cette nuit de veille dans une immonde canfouine empoisonnée
par les vapeurs de plomb.
Maurras avait
habité pendant de nombreuses années rue de Verneuil, jusqu'à ce que le déluge
des livres et des papiers eût envahi même son lit. Il avait mis ce capharnaüm
sous verrous et émigré rue de Bourgogne. Sa porte y était consignée à tout
visiteur. Quelques messagers, pour qui il fallait cependant qu'elle s'entrouvrit,
rapportaient des descriptions effarantes. On se frayait accès jusqu'au Maître
entre des tranchées de bouquins et de dossiers entassés du parquet au plafond,
on piétinait une litière de papiers. La découverte d'un document parmi ces
stratifications relevait de la géologie.
On ne s'étonnait
plus depuis longtemps, dans les restaurants du VIIe arrondissement, de voir
vers les quatre heures de l'après-midi, Maurras arriver en coup de vent, la
canne agressive et chargé de journaux comme un camelot. Il s'installait pour
déjeuner au milieu de la salle déserte et s'étonnait violemment de voir biffés
sur la carte les meilleurs plats de midi. Puis il plongeait de nouveau dans de
mystérieuses besognes. A sept ou huit heures, rue du Boccador, il reprenait
enfin le cycle de ses singulières journées.
Les
Décombres, p. 64-67