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lundi 22 juin 2015

Logomachies d'un passé tragique...




Portrait au vitriol d'une journée de 
CHARLES MAURRAS

dans son bureau de la
  

siège de


par

LUCIEN REBATET


 dans




1942


*       *       *
Chaque soir, Maurras arrivait vers sept heures à son bureau de la rue du Boccador, vaste et orné à profusion de moulages et de photographies de sculptures grecques, de portraits dédicacés, Barrès, la famille royale, Mussolini en place d'honneur, d'une foule de sous-verres saugrenus et naïfs d'on ne savait quels admirateurs, bibelots de foire, poupées-fétiches, images de première communion, petits lapins de porcelaine.
Haut, massif, plein de barbe, trottinant sur de grandes jambes molles, Maurice Pujo, le rédacteur en chef, qui rythmait sa vie sur celle de Maurras l'avait précédé de quelques minutes au plus. Pujo, qui sortait de son lit, ne tardait du reste pas à s'offrir, dans la quiétude de son cabinet, un petit acompte de sommeil.
Maurras s'enfermait avec des visiteurs variés. C'étaient avant tout, comme on l'affirmait dans les journaux à échos de la gauche, des escouades de douairières qui possédaient un véritable abonnement à ces séances, des marquises de répertoire comme on n’imaginait plus qu'il pût en exister encore, ou de ces vieilles timbrées, emplumées et peintes comme des aras, qui rôderont toujours autour des littérateurs académisables. L'une des plus notoires des “jeunes filles ” royalistes, pucelle de cinquante-cinq ans au cuir boucané et moustachu, qui se nommait Mlle de Montdragon ou quelque chose de ce genre, était venue dire au Maître dans les débuts du Front populaire : “ Les communistes préparent un grand coup. Ils ont des dépôts d'armes dans beaucoup de maisons. Ils les ont désignés en dessinant sur les portes des pistolets. Voyez, j'en ai pris le modèle. ” Et elle exhiba, soigneusement relevé par sa vertueuse main, un superbe et classique braquemart de murailles, assorti de ses pendentifs. Je peux faire certifier l'anecdote par dix témoins à qui la demoiselle avait d'abord confié sa terrible découverte.
Maurras, harcelé par les besognes d'un parti et d'un quotidien, commençant ses journées avec un retard invraisemblable, perdait ainsi deux heures et parfois plus à recueillir gravement les ragots de salons du Faubourg Saint-Germain qui sentaient déjà le moisi sous Louis-Philippe, des caquets d'antiques folles d'une indiscrétion éhontée, quêtant l'avis du prince de la raison sur les opinions politiques du nouveau vicaire de Saint-François-Xavier, révélant la fâcheuse pente libérale que prenait telle comtesse, et dont les voix perçantes de cacatoès parlant à un sourd retentissaient jusqu'à l'autre bout de la maison.
Pendant ce temps, l'infortuné rédacteur chargé de soumettre à Maurras copies ou suggestions pour le numéro du jour, droguait devant sa porte en songeant aux imprécations du metteur en page qui l'accueilleraient à l'imprimerie. Il n'était pas rare qu’une sommité de l'industrie ou de la presse, un étranger éminent poireautât à ses côtés, dans l'attente d'une audience qu'il sollicitait depuis huit jours.
De quart d'heure en quart d'heure, le secrétaire de Maurras téléphonait à quelque maîtresse de maison des Invalides ou d'Auteuil qui avait eu la témérité de promettre un dîner avec le Maître à une douzaine de dames, d'officiers supérieurs et de financiers catholiques. A partir de neuf heures et demie, M. Maurras faisait prier que l'on se mit à table sans lui. Sur le coup de dix heures, il partait vers le lieu de son dîner.
Toujours précédé à dix minutes de distance par son fourrier Pujo, Maurras surgissait à l'imprimerie de la rue Montmartre aux alentours de minuit. A l'heure où tous les journaux de Paris et de France étaient sous presse, les deux maîtres de l'Action Française commençaient leur tâche de directeur et de rédacteur en chef. Chacun de son côté se plongeait dans un jeu des épreuves du jour. Cette lecture avait sur Pujo un effet infaillible. Avant la cinquième colonne, il dodelinait de la tête et s'endormait le nez sur la sixième. Maurras tenait le coup jusqu'au bout du pensum. Mais c'était pour s'octroyer
Vers une heure du matin, son chauffeur, l'un des correcteurs ou moi-même avions la charge de le secouer vigoureusement. De ses beaux yeux graves et perçants, couleur d'eau de mer, il regardait la pendule. A ce moment, tout le papier imprimé de Paris roulait vers les gares ou vers les portes dans les camions d'Hachette. Maurras daignait s'atteler enfin à son article quotidien.
J'admirais chaque fois, avec la même surprise, cet instant-là. Comme des servantes fidèles veillant sur le repos de leur maître, guettant son premier geste, toutes les pensées du vieillard prodigieux étaient rassemblées, alertes et innombrables, dans la seconde où il sortait du sommeil le plus accablé.
Sa main nouée sur un porte-plume de deux sous galopait et volait, mais si rapide fût-elle, elle était aussitôt devancée par le flot des arguments. Dès le deuxième feuillet, elle ne traçait plus que des arabesques hautaines et mystérieuses. Et il y avait ainsi, zébrées d’éclairs, sabrées de paraphes qui voulaient dire ou bien France ou bien tartine, des soixante-dix et des quatre-vingts pages arrachées une à une à un cahier d'écolier.
Un cryptologue attitré, sexagénaire se prévalant d'un titre de “chevalier”, se faisant la tête d'Henri IV sur une blouse grise, suprêmement vain de son talent d'expert en hiéroglyphes maurrassiens, le seul qui eût jamais logé dans sa cervelle, se penchait longuement sur ce majestueux rébus et le dictait mot à mot au meilleur de nos linotypistes.
Vers les trois heures du matin, cette opération infernale aboutissait à une douzaine de colonnes de plomb.
Alors commençait le grand drame des corrections. Selon un immuable rite, on alignait sur le “ marbre ” une lampe, un encrier, une rame de papier blanc. Maurras se plantait debout devant cette écritoire improvisée, entouré de ses épreuves, et bouleversait à la Balzac son premier jet, renversant les paragraphes, rajoutant, biffant, jurant et trépignant à chaque coquille. Cette seconde version, à peine remise au net, subissait incontinent le même sort. Trois, quatre séries d'épreuves n'épuisaient pas toujours son génie de la rature.
Depuis longtemps, les clicheurs, les rotativistes, les chauffeurs des messageries ronflaient dans tous les coins d'un sommeil d'autant plus serein qu'on le leur payait au double tarif nocturne.
Vers cinq heures enfin, Maurras abandonnait à regret sa prose, qu'il venait le plus souvent de ramener à sa première version. Il remontait, d'un pas à peine un peu plus lourd, son escalier aux murs étoilés d'encre, salis de graffiti. Il regagnait son bureau, antre méphitique qu'obstruait aux trois quarts le sommeil affalé de Pujo. Il se mettait alors à paperasser indéfiniment dans les sept ou huit mètres cubes de brochures écornées, de revues noires de poussière, de journaux jaunis, de gigantesques enveloppes surtout, bourrées de notes, de vieilles lettres, de coupures, qui faisaient sur sa table un énorme rempart, lui laissant à peine un étroit créneau pour poser son cahier et sa main, qui assiégeaient les tables voisines, grimpaient en piles branlantes vers le plafond. Une de ces montagnes s'effondrait, l'avalanche frôlait Pujo qui grognait sourdement dans sa barbe. Maurras sacrait, hurlait à l'aide, retrouvait enfin dans la poche de son vieux veston noir le bout de papier convoité. Il se calmait, cisaillait les franges de ses manches élimées, repartait à la recherche d'une strophe de Raymond de La Tailhède ou de Moréas, bâillait un peu, puis s'attaquait à sa correspondance : vingt, trente, quarante lettres, le plus souvent de vrais plis, d'un formidable volume, et dont les destinataires médusés ou affolés battraient Paris pendant des jours, à la recherche d'un traducteur, déchiffrant deux lignes avec le secours d'un initié, trois adjectifs avec l'aide d'un autre et quelquefois rien du tout.
Pujo commençait enfin à s'ébrouer sur son siège, se frottait les yeux, repiquait un somme, se réveillait pour de bon, entreprenait à son tour quelque lettre, griffonnait dix mots, en biffait cinq, entrait devant les cinq autres dans une inextricable méditation, puis, de guerre lasse, hélait le chauffeur et s'allait fourrer dans ses draps jusqu'au soir.
Aux environs de sept heures, dans ses jours d'avance, le plus souvent à huit, quelquefois à dix ou onze, Maurras levait à son tour le camp et partait se coucher, le pied vif et l'œil net, après cette nuit de veille dans une immonde canfouine empoisonnée par les vapeurs de plomb.
Maurras avait habité pendant de nombreuses années rue de Verneuil, jusqu'à ce que le déluge des livres et des papiers eût envahi même son lit. Il avait mis ce capharnaüm sous verrous et émigré rue de Bourgogne. Sa porte y était consignée à tout visiteur. Quelques messagers, pour qui il fallait cependant qu'elle s'entrouvrit, rapportaient des descriptions effarantes. On se frayait accès jusqu'au Maître entre des tranchées de bouquins et de dossiers entassés du parquet au plafond, on piétinait une litière de papiers. La découverte d'un document parmi ces stratifications relevait de la géologie.
On ne s'étonnait plus depuis longtemps, dans les restaurants du VIIe arrondissement, de voir vers les quatre heures de l'après-midi, Maurras arriver en coup de vent, la canne agressive et chargé de journaux comme un camelot. Il s'installait pour déjeuner au milieu de la salle déserte et s'étonnait violemment de voir biffés sur la carte les meilleurs plats de midi. Puis il plongeait de nouveau dans de mystérieuses besognes. A sept ou huit heures, rue du Boccador, il reprenait enfin le cycle de ses singulières journées.
Les Décombres, p. 64-67

jeudi 11 juin 2015

La mort de Victor Hugo comme on ne vous l'a jamais racontée



               
                      J'ai vu de près cette fin illustre car, pendant toute une semaine, je suis demeuré aux côtés de Georges Hugo[1]; la haute et précoce distinction naturelle de mon ami avait horreur de l'intrusion officielle et politique dans son amer chagrin. Il le témoignait hautement. Ce jeune homme beau et fier, vers qui se tournaient alors tous les regards, évitait de sortir de chez lui, afin d'échapper à la curiosité  des badauds. Lockroy n'avait eu qu'une idée, qui a pesé sur toutes ses comédies: ménager son comité électoral du onzième arrondissement. Il recevait les délégations avec un air d'affliction comique, quand on savait ses sentiments vrais pour Hugo. Cette disparition était pour lui une délivrance. Je l'ai entendu faire « ouf ! » non pas une fois mais vingt fois. C'est qu'aussi un patriarche de génie est un meuble encombrant dans une demeure avec ses habitudes, ses habitués, et toute sa séquelle de quémandeurs. Néanmoins, il fallait jouer la simagrée du désespoir, en vue des urnes prochaines. Aussi Lockroy, qui se tordait de rire et de satisfaction cynique dans son petit cabinet de travail, son éternel cigare à la bouche, se changeait-il instantanément en fontaine Wallace, dés qu'arrivait un visiteur. Je le vois, ses gros yeux globuleux remplis d'eau à volonté, accompagnant à la chambre mortuaire ses camarades personnels, tels Jules Claretie, et tous les Freycinet et les Floquet de l'époque, puis croisant ses bras maigres sur son ventre creux, et secouant sa bobine déjà blanche, comme un qui a perdu la raison d'exister. Ses compères lui serraient les deux mains avec des mines non moins désolées, et lui répétaient avec insistance : « Vous tomberez malade. Sortez un peu, allez à l'air, ménagez-vous. » Mais lui faisait «non, non» de la tête, levait les yeux au ciel, prenait à témoins ses secrétaires, Gustave Ollendorff, Juif blond frisé, et Payelle, modèle des fonctionnaires, alors tout neuf, de l'océan de maux qui l'accablait. Entre-temps, il avait refusé insolemment -toujours à l'intention des anticléricaux du onzième- la visite du cardinal archevêque de Paris, et il préparait l'apothéose laïque, qui devait dégénérer en mascarade, de l'exposition du corps sous l'Arc-de-Triomphe. L'exploitation politique des cadavres est une tradition républicaine. Émile Zola, désireux de mêler son nom à tout ce bruit autour d'une couche funèbre, écrivit à Georges Hugo une lettre d'une rare outrecuidance, où sonnait son «moi » comme une fanfare: « Vous saurez peut-être un jour, monsieur, que, même devant votre grand-père, j'ai réclamé les droits de la critique... » Cela se terminait, bien entendu, par « ...et l'absolu triomphe du génie littéraire. » Traduction libre : « Hugo est mort enfin ; vive Zola ! » Hugo disait, au sujet de Zola : « Tant qu'il n'aura pas dépeint complètement un pot de chambre plein, il n'aura rien fait. » Ce vœu devait être comblé. La série des Rougon-Macquart renferme plusieurs de ces choses vues. Les poètes, Mendès en tête, manifestèrent l'intention de veiller leur maître à tous. J'étais là... Outre ce Juif exalté, Paul Arène, Jean Aicard, Émile Blémont et quelques autres s'installèrent sur des chaises ou dans des fauteuils autour du lit où reposait pour toujours le grand trouveur d'images et de rythmes. Pendant une heure environ, ces disciples demeurèrent prostrés et muets. Dès l'heure suivante, ils commençaient à bavarder. En effet, quand on ne prie pas, quand on pense que tout est fini avec le souffle et le dernier battement du cœur, il est malaisé de se tourner les pouces en silence autour d'une telle aventure. La mort sans l'Église est sans grandeur. Elle a l'air un peu d'une formalité administrative, d'une opération d'arithmétique physiologique, d'une soustraction charnelle : Un tel y était. Il n'y est plus. Ça fait moins un. A qui le tour ?... Mendès, à voix très basse mais très appliquée - il avait déjà quelques absinthes ou vermouths dans le coffre - se mit à débiter des anecdotes de sorcellerie : morts soudain réveillés et parlant, communications d'outre-tombe : « Ah ! mais voici, ah ! ah ! mon cher, qui est curieux, la même femme, dans la même robe blanche, quelques années après, apparut à Richard Wagner, tenant le même portrait à la main... Villiers de l'Isle-Adam la vit aussi... N'est-ce pas, ah ! ah ! que cela est tout à fait prodigieux ?... » Émile Blémont tendait l'oreille en pleurant. Aicard, de plus en plus rongé et fatal, se regardait regardant Hugo et comparait. A cet instant, introduit par Lockroy, qui avait repris son faciès funèbre et branlait le chef avec conviction, apparut Léopold Hugo. Avec son grand front et ses grands yeux, il ressemblait, en doux et en timide, à son «cher oncle» trente années plus tôt. Il tenait à la main un chevalet, une toile et une boîte à couleurs. Il annonça qu'il allait faire le portrait du défunt: «Malheureusement, messieurs, ajouta-t-il d'un air peiné, je manque de coquilles d'or. De sorte que je laisserai le laurier en blanc.» Il s'installa au pied du lit, où le visage de Hugo lui apparaissait de face, et se mit à le dessiner de profil, avec une application extraordinaire. En dépit ou mieux à cause de la circonstance, une hilarité folle s'empara de tous les assistants. On se mordait les lèvres, on se tordait les doigts, on se pinçait les jambes, on se prenait la tête dans les mains, comme au cours d'une rage de dents. Candide et placide comme la lune, Léopold poursuivait son travail. Il sortait de la toile quelque chose d'effarant, un Jules César ratatiné, sans nul rapport avec le «bon oncle» ; Lockroy, les mains dans ses poches, contemplait ironiquement ce chef-d'œuvre insane. L'épreuve devenait trop forte pour les diaphragmes. Un à un, les poètes se levèrent et sortirent dans l'escalier, laissant l'artiste trop inspiré en tête à tête avec son modèle.
                « Si nous allions prendre quelque chose ? » proposa Mendès. Il ajouta mystérieusement: « Le café en face est resté ouvert, malgré l'heure tardive; or, je n'ai aperçu aucun consommateur, ni aucun garçon. Comme c'est étrange ! »
                Ce prodige, omis par Virgile parmi ceux qui annoncent la mort des héros, séduisit aussitôt Paul Arène, noctambule et soiffard convaincu. Les autres suivirent le mouvement. On gagna le café, qui n'existe plus, cette partie de l'avenue d'Eylau ayant été depuis couverte de luxueux hôtels. Alors chacun put donner libre cours à un rire trop longtemps contenu. Aicard et Mendés, s'esclaffant devant une glace, rectifiaient le désordre de leurs chevelures, ainsi que deux filles de maison publique, après le départ du client: « Ah ! ma chère, ce qu'on a pu rigoler ! » Le patron, se frottant les yeux, apporta des consommations. Vers l'aube, une mouche étant entrée, attirée par les verres et les bouteilles, Mendès, de plus en plus émerveillé, prétendit que c'était une abeille, très probablement l'âme de Hugo, qui revenait au milieu de ses fils spirituels. Il était sinistrement, déplorablement saoul, livide et fétide, mais s'obstinait à déclamer des lambeaux des Châtiments et de La Légende des siècles.
                Quand je lus, le surlendemain, dans les feuilles, le récit de cette nuit macabre devenue, sous la plume d'informateurs stylés, une sorte de libation platonicienne, je compris le rôle du mensonge imprimé à travers la société contemporaine. Sur la place de l'Étoile, les deux nuits suivantes, la profanation devait être pire. 


                     Le catafalque reposait sous l'Arc, gardé par des municipaux à cheval et par des sergents de ville. L'intérieur d'un pilier avait été réservé à la famille. Lockroy, éliminant la parenté directe, notamment Georges Hugo, recevait, en habit et cravate blanche, les députés, sénateurs, conseillers municipaux et journalistes qui se bousculaient dans l'étroit escalier. Sa grande préoccupation était que Vacquerie et Meurice, au jour des funérailles et du transfert au Panthéon, ne figurassent point à part, à une place d'honneur. Il les eût voulu mêlés au reste du cortège, confondus dans la foule, car il leur portait une haine solide, dont j'ai su depuis les raisons. Il désirait surtout apparaître comme l'ordonnateur, le grand organisateur d'une cérémonie qui devait être, dans l'esprit des politiciens, le type des solennelles pompes laïques de l'avenir. On répétait : « Le peuple aime les fêtes. Il faut que la démocratie lui donne de belles fêtes. » Celle-ci, comme les autres, dégénéra en chienlit.


                
                           Je ne me rappelle plus quel était alors le préfet de police. Car je néglige volontairement, pour ces souvenirs, de consulter les documents de l'époque. Fatalement ils fausseraient les empreintes de ma mémoire. Toujours est-il que ce préfet, déconcerté sans doute par la nouveauté des circonstances, perdit la tête. Une consigne de mollesse permit aux apaches, qui s'étaient donné rendez-vous là, de mener impunément leur ignoble saturnale. Ils gobelottaient par groupes, avec leurs compagnes débraillées, à quelques pas du catafalque, sous l'œil bienveillant des gardiens de la paix. Une lie de salons, de cercles, et de cabarets de nuit s'était jointe à cette lie du ruisseau. Les messieurs et leurs dames voisinaient avec les poteaux et les gonzesses, leur passaient des bouteilles, chantaient avec eux des refrains obscènes, se disputaient, hoquetaient, s' embrassaient, vomissaient. La fraternité des grandes soirées révolutionnaires devait ressembler à cela. Les admirateurs de Hugo, écœurés, avaient abandonné la place à cette sarabande, qui fut une honte nationale. Enfin, ce fut te jour des funérailles. Il faisait un temps beau et tiède. Une première série de discours furent prononcés place de l'Étoile, avant la levée du corps. Chartes Floquet, tête de basochien copiant à la fois Mirabeau et Robespierre, se carra prétentieusement dans la tribune improvisée. Son creux topo commençait par ces mots : « Sous cette voûte toute constellé…e » L'imbécile faisait sonner les deux e de «constellée» comme au Conservatoire. Lockroy rappela, à cette occasion, la définition de Gambetta : « Floquet, un dindon qui a une plume de paon dans le derrière. » Le seul convenable fut Augier[2], très «grand bourgeois», de fière attitude, et lancant d'une voix formidable : « Ce n'est pas un (je ne sais plus quoi)..., c'est un sacre. » Puis la musique de la garde républicaine attaqua la marche de Chopin, qui est la moins belle et la plus théâtrale de toutes les compositions symphoniques du même ordre. Lentement, derrière le corbillard des pauvres, qu'avait orgueilleusement revendiqué le poète millionnaire, l'immense défilé se mit en route. Georges Hugo, isolé, marchait en avant. Venaient ensuite pêle-mêle les amis de la famille et familiers de la maison, dont j'étais, les dignitaires du régime, ministres en exercice, poètes, écrivains, journalistes, etc... Les sociétés fermaient le cortège. Il y en avait de baroques, portant des bannières couvertes d'inscriptions grotesques, maçonniques surtout, représentant des groupes de libre pensée de ville et de quartier. Hugo, suivant la formule grandiloquente de son testament spirituel, « refusait l'oraison de toutes les églises, mais demandait une prière à toutes les âmes ». Il eut notamment celle des Beni-Bouffe toujours, qui faisaient pour la première fois leur apparition et eurent un succès de gaieté considérable.
                Non seulement la foule encombrait les trottoirs; mais encore les fenêtres étaient garnies, sur tout le parcours, de plusieurs rangs de spectateurs. Il y avait du monde jusque sur les toits. On se montrait les gens connus : Naquet, pareil à une araignée de water-closet, carabosse et chevelu, qui marchait de biais, suspendu au bras de son fidèle Lockroy; Pelletan sans linge, ocreux et crasseux dans une redingote noir élimée ; Claretie portant le nez en berne, combien d'autres[3]... La tourbe des parlementaires se distinguait par cet insigne qu'ils appellent plaisamment leur «baromètre» et par leurs écharpes. Les académiciens, quelques-uns en habit vert, excitaient une curiosité amusée, car on s'imagine volontiers dans le peuple qu'ils sont plus savants que les autres. Mais on les confondait aussi avec les professeurs de Faculté, brillants dans leurs robes jaunes, bleues, rouges, ainsi que des cacatoès. Je crois bien qu'Alphonse Daudet, qui suivait à son rang, eut ce jour-là une première vision de L'Immortel. Zola avait tenu à accompagner à sa dernière demeure le chef du romantisme, puisqu'il était, lui, le chef du naturalisme, et il quêtait parmi les groupes des compliments sur sa lettre à Georges Hugo : « V'ai cru que ve devais faire cela... Hein mon ami, hein, n'est-ce pas que v'ai eu raison ? »
Au Panthéon les discours recommencèrent, encore plus insignifiants qu'à l'Arc de triomphe, quelques-uns tout à fait stupides. Puis au son du très médiocre Hymne à Victor Hugo de Saint Saëns qui a eu, heureusement pour lui, des inspirations meilleures, on déposa enfin, après tant de pérégrinations, la dépouille du poète en son dernier séjour: une crypte froide, où la gloire est représentée par un écho que fait admirer le gardien. C'est ici la chambre de débarras de l'immortalité républicaine et révolutionnaire. On y gèle, même en été, et la torche symbolique au bout d'une main, qui sort de la tombe de Rousseau, a l'air d'une macabre plaisanterie, comme si l'auteur des Confessions ne parvenait pas à donner du feu à l'auteur des Misérables.
La cérémonie était achevée. Il faisait grand-soif. Nous allâmes boire au café de la Rotonde, place de l'observatoire, mon père, Zola, Goncourt, Céard et quelques autres. C'est là que l'historien des Rougon-Macquart, après un moment de silence, tint ce propos édifiant : « Me voilà soulagé d'un grand poids. Ce vieux me gênait depuis son anniversaire, là-bas, dans sa petite maison au bout de son avenue. Maintenant il ne me gênera plus. Vous n'aviez pas cette sensation-là, vous Daudet ? »
Alphonse Daudet, en souriant, répondit que non, qu'il n'avait pas cette sensation-là.
« Ah, f'est étrange… Comme f'est curieux, mon bon, les différences d'impressions ! »

Léon DAUDET, Fantômes et vivants, pp. 68-72, in Souvenirs et Polémiques, Robert Laffont, coll. « Bouquins » 


Vous trouverez la traduction en espagnol de cet extrait dans l'article du 28 mai " Trois textes français traduits pour le plaisir... "

[1] Georges Hugo était le petit-fils de victor Hugo et le fils de Charles Hugo. Sa sœur Jeanne épousa Léon Daudet en 1891.

[2] Émile Augier (l82O-l889), auteur de nombreuses pièces de théâtres, d'abord en vers, puis en prose (Le Gendre de Monsieur Poirier, 1855). Son éloge de Hugo est inattendu car il fut un disciple de Ponsard, rival de Hugo, et lui-même défendit dans toute son œuvre l'ordre bourgeois contre les valeurs romantiques.

[3] Alfred Naquet (1834-1916), député puis sénateur, attacha son nom à la loi Naquet de 1884 légalisant le divorce; Camille Pelletan (1846-1915), journaliste et homme politique, fut député radical d'Aix-en-Provence et ministre de la Marine d'Émile Combes en 1902; Jules Claretie (1840-1913), écrivain, administrateur de la Comédie-Française de 1885 à sa mort.