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jeudi 5 avril 2018

La désillusion et les ouvriers de la onzième heure...


 J’ai passé une partie de ma vie comme professeur de lycée et de FLE dans une école de langues de l’État. Après, ça a été l’université où mon expérience colle presque à celle Jean-Claude Michéa (https://goo.gl/deetnz):  « …je me suis aperçu que c’était un monde où les luttes de clans et les luttes pour les places étaient terribles, et mon vieux fonds anarchiste, mon vieux refus de parvenir m’a fait conclure tout de suite que je ne pourrai pas survivre plus de quelques mois dans le milieu universitaire. » Moi, j’en ai eu pour dix-huit ans…

En avril 1992, toujours au lycée, je venais de terminer mon doctorat, qui n’a pas couté un rond au contribuable, portant sur la désillusion, tout particulièrement sur un bon nombre de textes de Claude Simon, présent sur les lieux le jour de ma soutenance ! Claude Simon, impassible dans son écriture, qui ridiculise les positions des certains intellectuels et romanciers qui se complaisent dans leur propre survalorisation, dont le prix Nobel, avait toujours suscité une levée de boucliers et des complaintes d’indignation. Qu’est-ce que cette mise en question, sans à peine les nommer, des gloires mondiales de la bonne conscience et de toute sorte d’engagement ? Justement, ce qui me plaisait, c’était l’ensemble et la complexité des visions que porte son œuvre, après des lectures à fond de l’ensemble des textes disponibles à l’époque. Et plus encore, que peu de ses détracteurs, avaient vraiment pris le temps de réfléchir en profondeur aux questions soulevés dans ces textes. Des questions réitérées en ricochet dans ses différents romans et auxquelles Simon ne répond pas lui-même. Qu’était-ce donc que la désillusion, que je voulais y étudier ? Comment en étais-je arrivé là ? D’où me venait cette fascination pour des textes qui se moquaient des grands mots vides, absurdes, dérisoires ? J’avais délibérément laissé de côte le mot « désenchantement », pourtant à la mode de ce côté-ci de la Bidassoa à l’époque. La « movida » avait déjà sombré dans le ridicule et l’engagement sartrien ne finissant pas de pourrir dans sa déchéance. Une partie considérable de la société basque me paraissait à des années lumière de la common decency dont Orwell (considérablement égratigné par Claude Simon !) avait profilé les contours[1]
Comment ne pas se sentir attiré par des œuvres où se mariaient si bien vitriol et cynisme ne serait-ce que comme antidote à une vie quotidienne dominée par des valeurs creuses, fausses, interchangeables, monnayables, à une démocratie partitocratique sublimée à l’extérieur et asservie de l’intérieur sous de relations d’échange envenimées par la corruption ? Comment rejoindre, alors, d’autres semblables errant dans la jungle d’une société abandonnée à elle-même, à la recherche d’un sens qui s’était désagrégé ? Une vie devant soi qui n’était que néant, du rien, de la poussière, du vent... Peut importe ce qu’on a en fait, ça n’a, de toute façon, aucun sens. Le bon et le mauvais, le juste et l’injuste, tous connaîtront la peine avant de s’en retourner à la terre. Notre vie est arbitraire, souffrance, douleur et mort, et rien ne semble justifier tout cela. Mais comment vivre sous un tel horizon ? Comment trouver une direction ou quelques repères pour la route si nous errons dans le brouillard ? Pourquoi créer si tout ça n’a aucune portée ? Pourquoi écrire plutôt que se tuer, comme se le demandaient Marina Tsvetaieva ou le jeune Carlo Michelstaedter, se donnant la mort à 23 ans ?  Y a-t-il même une possibilité de littérature dans un monde pareil ?

Ces questions, je les faisais miennes. Elles me collaient à la peau et me taraudaient. Pendant un certain temps, c’étaient ces mêmes questions que je tentais de poser à certains penseurs et à des écrivains qui me semblaient hantés par des interrogations similaires. Nietzsche, Beckett, Cioran, Céline … Si la modernité philosophique a démontré l’impossibilité de fonder en raison la transcendance (principe de toute religion), comment vouloir la prolonger sur l’homme nouveau, l’avenir radieux du socialisme, les idéaux au nom desquelles elle a été déracinée ? Ce qui m’intéressait – et qui m’intéresse toujours -, c’est ce qu’un écrivain, lucide et cynique (dans le sens de Diogène), avait à me dire sur mon temps, sur ce que nous sommes et sur ce que nous pouvons vouloir être, sur les conséquences que chacun, avec ses facultés de penser et de juger, peut en tirer pour la direction de sa propre existence. La littérature ayant l’immense avantage d’exprimer l’image de consciences individuelles confrontées de façon singulière à des situations en apparence insurmontables de pessimisme, d’insignifiance, de désespoir, l’anéantissement du panglossisme régnant me semblait proche d’une affirmation existentielle, de défi pour donner à ma vie une projection différente. Sans sombrer dans l’illusion des transcendances (in-illusio). Sur un modèle éthique qui, dans un même temps, détruit et construit, récusant toutes les (fausses) consolations et exigeant une liberté de tous les instants. Nous obligeant à reconnaître, comme l’écrit Claudio Magris, que « la vérité de l’absence ou de la perte de sens (…) n’implique toutefois jamais le renoncement à l’exigence et à la recherche de sens ». Mais les matériaux de mon travail d’investigation n’étaient constitués que de livres, de déceptions[2]. Par familiarité et pour bâtir un corpus et, en raison de l’importance des romans dans mon gagne-pain, ma propre tâche n’était elle-même que « l’histoire d’un individu à la recherche d’un sens qui n’existe pas, c’est l’odyssée d’une déception. » Qu’il nous faut comprendre et avec laquelle il nous faut vivre. Sans affliction ni la tête couverte de cendres, tirant plutôt parti du « paradoxe de l’expert » : « Devant le comportement de l’espèce humaine, le pessimisme n’est pas seulement la seule attitude raisonnable. C’est aussi la seule attitude tonique, la seule qui préserve des déceptions et des duperies, la seule qui donne à la moindre petite joie la saveur exaltante des aubaines de raccroc. Et comme la vie est jalonnée de gros malheurs qui ne sauraient affecter le pessimiste puisqu’il les juge inévitables, et de petites joies qui ne manquent jamais de le surprendre, le véritable pessimiste est essentiellement un homme gai. » (Pierre-Antoine Cousteau, Intra Muros)




[1] Aujourd’hui, après le maelstrom médiatique du roman Patria, toute sorte de « tertulianos » (intraduisible en français ; opinants de toutes les espèces imaginables : chœurs, trônes, chérubins et autres puissances… !) font la leçon sans discontinuer sur ce qu’il aurait fallu faire. Noyant de leur faconde la matérialité du texte cru, l’incontinence verbale des pérorants médiatiques actuels (twitteurs et facebookeurs compris dans le lot) en faveur de la malheureuse société basque opprimée/effrayée par le terrorisme n’est qu’une vaguelette qui passera comme le reste dans le sable du temps… Vendangeurs de la onzième heure !  
[2] « J'avance à tâtons, sans savoir exactement où je vais, vers un but que je ne distingue pas très bien moi-même et que probablement on n'atteint jamais, puisqu'un livre est toujours, d’une manière ou d’une autre, une déception » (Claude Simon, préface d’Orion aveugle).