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lundi 21 mars 2016

GUY DEBORD Notes sur la « question des immigrés » – Notes pour Mezioud










On ne discute que de sottises. Faut-il garder ou éliminer les immigrés ? Naturellement, le véritable immigré n’est pas l’habitant permanent d’origine étrangère, mais celui qui est perçu et se perçoit comme différent et destiné à le rester. Beaucoup d’immigrés ou leurs enfants ont la nationalité française ; beaucoup de Polonais ou d’Espagnols se sont finalement perdus dans la masse d’une population française qui était autre. Comme les déchets de l’industrie atomique ou le pétrole dans l’Océan — et là on définit moins vite et moins « scientifiquement » les seuils d’intolérance — les immigrés, produits de la même gestion du capitalisme moderne, resteront pour des siècles, des millénaires, toujours. Ils resteront parce qu’il était beaucoup plus facile d’éliminer les Juifs d’Allemagne au temps d’Hitler que les maghrébins, et autres, d’ici à présent : car il n’existe en France ni un parti nazi ni le mythe d’une race autochtone !
Faut-il donc les assimiler ou « respecter les diversités culturelles » ? Inepte faux choix. Nous ne pouvons plus assimiler personne : ni la jeunesse, ni les travailleurs français, ni même les provinciaux ou vieilles minorités ethniques (Corses, Bretons, etc.) car Paris, ville détruite, a perdu son rôle historique qui était de faire des Français. Qu’est-ce qu’un centralisme sans capitale ? Le camp de concentration n’a créé aucun Allemand parmi les Européens déportés. La diffusion du spectacle concentré ne peut uniformiser que des spectateurs. On se gargarise, en langage simplement publicitaire, de la riche expression de « diversités culturelles ». Quelles cultures ? Il n’y en a plus. Ni chrétienne ni musulmane ; ni socialiste ni scientiste. Ne parlez pas des absents. Il n’y a plus, à regarder un seul instant la vérité et l’évidence, que la dégradation spectaculaire-mondiale (américaine) de toute culture.
Ce n’est surtout pas en votant que l’on s’assimile. Démonstration historique que le vote n’est rien, même pour les Français, qui sont électeurs et ne sont plus rien (1 parti = 1 autre parti ; un engagement électoral = son contraire ; et plus récemment un programme — dont tous savent bien qu’il ne sera pas tenu — a d’ailleurs enfin cessé d’être décevant, depuis qu’il n’envisage jamais plus aucun problème important. Qui a voté sur la disparition du pain ?). On avouait récemment ce chiffre révélateur (et sans doute manipulé en baisse) : 25 % des « citoyens » de la tranche d’âge 18-25 ans ne sont pas inscrits sur les listes électorales, par simple dégoût. Les abstentionnistes sont d’autres, qui s’y ajoutent.
Certains mettent en avant le critère de « parler français ». Risible. Les Français actuels le parlent-ils ? Est-ce du français que parlent les analphabètes d’aujourd’hui, ou Fabius (« Bonjour les dégâts ! ») ou Françoise Castro (« Ça t’habite ou ça t’effleure ? »), ou B.-H. Lévy ? Ne va-t-on pas clairement, même s’il n’y avait aucun immigré, vers la perte de tout langage articulé et de tout raisonnement ? Quelles chansons écoute la jeunesse présente ? Quelles sectes infiniment plus ridicules que l’islam ou le catholicisme ont conquis facilement une emprise sur une certaine fraction des idiots instruits contemporains (Moon, etc.) ? Sans faire mention des autistes ou débiles profonds que de telles sectes ne recrutent pas parce qu’il n’y a pas d’intérêt économique dans l’exploitation de ce bétail : on le laisse donc en charge aux pouvoirs publics.
Nous nous sommes faits américains. Il est normal que nous trouvions ici tous les misérables problèmes des USA, de la drogue à la Mafia, du fast-food à la prolifération des ethnies. Par exemple, l’Italie et l’Espagne, américanisées en surface et même à une assez grande profondeur, ne sont pas mélangées ethniquement. En ce sens, elles restent plus largement européennes (comme l’Algérie est nord-africaine). Nous avons ici les ennuis de l’Amérique sans en avoir la force.
Il n’est pas sûr que le melting-pot américain fonctionne encore longtemps (par exemple avec les Chicanos qui ont une autre langue). Mais il est tout à fait sûr qu’il ne peut pas un moment fonctionner ici. Parce que c’est aux USA qu’est le centre de la fabrication du mode de vie actuel, le cœur du spectacle qui étend ses pulsations jusqu’à Moscou ou à Pékin ; et qui en tout cas ne peut laisser aucune indépendance à ses sous-traitants locaux (la compréhension de ceci montre malheureusement un assujettissement beaucoup moins superficiel que celui que voudraient détruire ou modérer les critiques habituels de « l’impérialisme »).
Ici, nous ne sommes plus rien : des colonisés qui n’ont pas su se révolter, les béni-oui-oui de l’aliénation spectaculaire. Quelle prétention, envisageant la proliférante présence des immigrés de toutes couleurs, retrouvons-nous tout à coup en France, comme si l’on nous volait quelque chose qui serait encore à nous ? Et quoi donc ? Que croyons-nous, ou plutôt que faisons-nous encore semblant de croire ? C’est une fierté pour leurs rares jours de fête, quand les purs esclaves s’indignent que des métèques menacent leur indépendance !
Le risque d’apartheid ? Il est bien réel. II est plus qu’un risque, il est une fatalité déjà là (avec sa logique des ghettos, des affrontements raciaux, et un jour des bains de sang). Une société qui se décompose entièrement est évidemment moins apte à accueillir sans trop de heurts une grande quantité d’immigrés que pouvait l’être une société cohérente et relativement heureuse. On a déjà fait observer en 1973 cette frappante adéquation entre l’évolution de la technique et l’évolution des mentalités :
« L’environnement, qui est reconstruit toujours plus hâtivement pour le contrôle répressif et le profit, en même temps devient plus fragile et incite davantage au vandalisme. Le capitalisme à son stade spectaculaire rebâtit tout en toc et produit des incendiaires. Ainsi son décor devient partout inflammable comme un collège de France. »

Avec la présence des immigrés (qui a déjà servi à certains syndicalistes susceptibles de dénoncer comme « guerres de religions » certaines grèves ouvrières qu’ils n’avaient pu contrôler), on peut être assurés que les pouvoirs existants vont favoriser le développement en grandeur réelle des petites expériences d’affrontements que nous avons vu mises en scène à travers des « terroristes » réels ou faux, ou des supporters d’équipes de football rivales (pas seulement des supporters anglais).
Mais on comprend bien pourquoi tous les responsables politiques (y compris les leaders du Front national) s’emploient à minimiser la gravité du « problème immigré ». Tout ce qu’ils veulent tous conserver leur interdit de regarder un seul problème en face, et dans son véritable contexte. Les uns feignent de croire que ce n’est qu’une affaire de « bonne volonté antiraciste » à imposer, et les autres qu’il s’agit de faire reconnaître les droits modérés d’une « juste xénophobie ». Et tous collaborent pour considérer cette question comme si elle était la plus brûlante, presque la seule, parmi tous les effrayants problèmes qu’une société ne surmontera pas.
Le ghetto du nouvel apartheid spectaculaire (pas la version locale, folklorique, d’Afrique du Sud), il est déjà là, dans la France actuelle : l’immense majorité de la population y est enfermée et abrutie ; et tout se serait passé de même s’il n’y avait pas eu un seul immigré. Qui a décidé de construire Sarcelles et les Minguettes, de détruire Paris ou Lyon ? On ne peut certes pas dire qu’aucun immigré n’a participé à cet infâme travail. Mais ils n’ont fait qu’exécuter strictement les ordres qu’on leur donnait : c’est le malheur habituel du salariat.
Combien y a-t-il d’étrangers de fait en France ? (Et pas seulement par le statut juridique, la couleur, le faciès.) Il est évident qu’il y en a tellement qu’il faudrait plutôt se demander : combien reste-t-il de Français et où sont-ils ? (Et qu’est-ce qui caractérise maintenant un Français ?) Comment resterait-il, bientôt, de Français ? On sait que la natalité baisse. N’est-ce pas normal ? Les Français ne peuvent plus supporter leurs enfants. Ils les envoient à l’école dès trois ans, et au moins jusqu’à seize, pour apprendre l’analphabétisme. Et avant qu’ils aient trois ans, de plus en plus nombreux sont ceux qui les trouvent « insupportables » et les frappent plus ou moins violemment.
Les enfants sont encore aimés en Espagne, en Italie, en Algérie, chez les Gitans. Pas souvent en France à présent. Ni le logement ni la ville ne sont plus faits pour les enfants (d’où la cynique publicité des urbanistes gouvernementaux sur le thème « ouvrir la ville aux enfants »). D’autre part, la contraception est répandue, l’avortement est libre. Presque tous les enfants, aujourd’hui, en France, ont été voulus. Mais non librement ! L’électeur-consommateur ne sait pas ce qu’il veut. Il « choisit » quelque chose qu’il n’aime pas. Sa structure mentale n’a plus cette cohérence de se souvenir qu’il a voulu quelque chose, quand il se retrouve déçu par l’expérience de cette chose même.
Dans le spectacle, une société de classes a voulu, très systématiquement, éliminer l’histoire. Et maintenant on prétend regretter ce seul résultat particulier de la présence de tant d’immigrés, parce que la France « disparaît » ainsi ? Comique. Elle disparaît pour bien d’autres causes et, plus ou moins rapidement, sur presque tous les terrains.
Les immigrés ont le plus beau droit pour vivre en France. Ils sont les représentants de la dépossession ; et la dépossession est chez elle en France, tant elle y est majoritaire et presque universelle. Les immigrés ont perdu leur culture et leurs pays, très notoirement, sans pouvoir en trouver d’autres. Et les Français sont dans le même cas, et à peine plus secrètement.
Avec l’égalisation de toute la planète dans la misère d’un environnement nouveau et d’une intelligence purement mensongère de tout, les Français, qui ont accepté cela sans beaucoup de révolte (sauf en 1968) sont malvenus à dire qu’ils ne se sentent plus chez eux à cause des immigrés ! Ils ont tout lieu de ne plus se sentir chez eux, c’est très vrai. C’est parce qu’il n’y a plus personne d’autre, dans cet horrible nouveau monde de l’aliénation, que des immigrés.
Il vivra des gens sur la surface de la terre, et ici même, quand la France aura disparu. Le mélange ethnique qui dominera est imprévisible, comme leurs cultures, leurs langues mêmes. On peut affirmer que la question centrale, profondément qualitative, sera celle-ci : ces peuples futurs auront-ils dominé, par une pratique émancipée, la technique présente, qui est globalement celle du simulacre et de la dépossession ? Ou, au contraire, seront-ils dominés par elle d’une manière encore plus hiérarchique et esclavagiste qu’aujourd’hui ? Il faut envisager le pire, et combattre pour le meilleur. La France est assurément regrettable. Mais les regrets sont vains.

Guy Debord, Œuvres, « Quarto » Gallimard, 2006, p. 1588-1592

vendredi 18 mars 2016

Céline en basque ...


... supérieurement traduit par ce monsieur


toujours le monstre de Meudon : imprécateur, pamphlétaire ... quoi encore ?





«  ... le souci de Céline était la liberté de l’esprit contre toute idéologie et cette attitude était obligatoirement celle d’un poète »  
Nicole Debrie [qui souligne], correspondance privée, lettre datée du 27/04/2000 dont je conserve toujours l'original



jeudi 17 mars 2016

le solitarie de Meudon vu par ...




Céline dans Le Journal Littéraire de Paul Léautaud

Jeudi 8 décembre [1932].- Hier, attribution du Prix Goncourt. Descaves est parti une nouvelle fois en faisant claquer les portes. Il raconte dans les interviews parues ce matin dans les journaux, qu'à la réunion préparatoire, la semaine dernière, l'attribution du Prix avait été décidée à M. Céline, auteur d'un Voyage au bout de la nuit. C'était si bien arrêté qu'on aurait pu donner le prix ce jour-là. Quand il est arrivé hier matin, il a trouvé tout changé et par suite d'il ne sait quelles combinaisons élaborées en dehors de lui, le prix décidé pour M. Mazeline, auteur des Loups. Il ne remettra plus les pieds à l'Académie et reprendra son procédé de voter par correspondance. (...) Ce M. Céline, qui a ainsi raté le prix Goncourt après avoir été si près de l'avoir, a eu le Prix Téophraste Renaudot, dont l'attribution a suivi, comme d'habitude, celle du Prix Goncourt. J'ai reçu son livre à sa publication, avec un envoi, ce qui me donne à penser qu'il me connaît comme écrivain. Il est encore dans mon casier, dans mon bureau. Pas lu, naturellement. Je l'ai regardé un peu ce soir, sur ce que m'en disait Auriant, qui en parle comme d'un livre remarquable. Il paraît que Léon Daudet en a dit grand bien. Céline était son candidat. Le peu que j'en ai lu, je ne crois pas que cela me plairait beaucoup. Je n'ai pas beaucoup de goût pour la littérature de mœurs populaires. Céline est un pseudonyme. Un homme encore jeune, 35 ans. Un médecin attaché à un dispensaire médical de banlieue. Dans "Paris-Midi" d'hier, une longue interview de lui. Il a l'air de faire passer chez lui l'écrivain au second plan.
On ne pourra pas dire que je travaille à me ménager les suffrages des jeunes écrivains qui m'envoient des livres. Je n'en lis aucun et je ne réponds jamais.
 
Lundi 19 décembre.- ... Vallette me demande si j'ai lu le roman de Céline : Voyage au bout de la nuit. Il dit qu'il paraît que c'est un livre assez vulgaire. Chéreau lui en avait parlé au dernier dîner de la revue des Deux Mondes. (...) " Daudet nous a flanqué dans les jambes un gros roman, long, écrit à la diable, mais ça ne fait rien, mais assez vulgaire, remplis de grossièretés qui ne sont pas toujours nécessaires ... ", sans donner à entendre qu'il pût y avoir quelque chose sous tout cela. Il m'a dit aussi qu'il a lu ces jours-ci dans Le Temps un article d'Henriot qui relève les mêmes choses mais qui trouve, lui, qu'il y a de l'intéret dans le livre, reprochant surtout à l'auteur un pessimisme trop absolu, parce que, selon lui, s'il y a beaucoup de mal dans la vie, on y rencontre bien aussi quelquefois quelque bien, rencontre qui console heureusement du premier cas - ce qui est assez, à mon avis, un état d'esprit de modiste sentimentale.
Samedi 31 décembre.- Auriant me dit aussi (...) que le chef-d’œuvre annoncé par Viollis à la fin de sa dernière chronique des Marges est certainement le livre de Céline: Voyage au bout de la nuit. Monfort loin d'être de cette opinion. Viollis porté à la grossièreté (...) son goût pour ce livre, qu'on dit aussi fort grossier en expressions, ne m'étonne pas.
 
Mercredi 17 mai [1933].- ... détail sur la discussion pour l'attribution de dernier Prix Goncourt. Plusieurs membres, Léon Daudet en tête, voulaient donner le prix à Céline, pour son Voyage au bout de la nuit. Pol Neveux était scandalisé : le Prix à ce livre ? mais il s'y trouve des attaques abominables contre la patrie. Ce qui fit exploser Léon Daudet : " La patrie, je lui dis merde, quand il s'agit de littérature ".
 
Samedi 13 juin [1936].- Arrivent ensuite Gaston Gallimard et sa femme. On se met à table. Conversation, moi muet tout d'abord, sur le dernier roman de Céline Mort à crédit. Unanimité à le célébrer. Grand déplaisir pour ma part à entendre parler d'un livre et le célébrer sous le jour d'une chose réussie, bien combinée, produisant bien ses effets, comme un tour de force difficile et réussi, la difficulté à vaincre, etc., etc. Je n'ai jamais pu voir la littérature sous cet aspect. On me demande mon avis. Je dis que lorsque j'ai reçu le premier Céline: Voyage au bout de la nuit, je l'ai feuilleté et quand j'ai vu ce vocabulaire je l'ai laissé là, que je n'ai lu du nouveau que des extraits dans des articles de critique et que cela me suffit. Je n'ai aucun goût pour ce style volontairement fabriqué, que les inventions en m'intéressent pas, comme sujet ni comme forme. J'ajoute que dans moins de cinq ans, on ne pourra plus lire un livre de ce genre. J'ai même fini par dire tout crûment que cela me fait un peu pitié qu'on puisse admirer des livres de ce genre (...).
 
Vendredi 10 juin [1938].- (...) Benjamin Crémieux (...) termine [ses pages dans la Nouvelle Revue Française] en estimant qu'il faut saluer l'avènement d'une nouvelle école de romanciers qu'il appelle les psychologues du mépris, à un titre ou à un autre, et il cite, dans de sens différents : Céline, un Jean-Paul Sartre et Rouveyre (...).                                                                                  
Journal Littéraire II
 


Lundi 17 février [1941].- Combelle m'a parle longuement de Céline, de son vrai nom le Docteur Destouches. Comme point de départ de ceci: La Gerbe a relancé à plusieurs reprises, depuis ces derniers mois, Céline, pour avoir un article de lui. Céline a mis tous les envoyés dehors, en répondant qu'il a écrit, alors qu'il avait du danger à le faire, à peu près tout ce qui est arrivé, qu'il n'a plus rien à dire et qu'il laisse les autres libres de profiter de tout ce qu'il a écrit. Qu'au surplus il ne sait pas e´crire d'articles et qu'on le laisse tranquille. Un dernier envoyé de La Gerbe lui a demandé : " Alors, une simple lettre. Écrivez-nous une simple lettre. " Céline s'est laissé faire. La Gerbe a publié al lettre amputée d'un quart, et complètement falsifiée dans les trois autres quarts. Combelle m'a lu à ce sujet une lettre que Céline lui a écrite pour lui dire que la lettre, telle qu'elle a paru dans La Gerbe, n'est en rien de lui.
À tous les traits que m'a racontés Combelle, Céline digne de sympathie et d'estime. Misanthrope forcené. Combelle m'a répété ce mot de lui : " Ce n'est pas médecin que j'aurais dû être. C'est général. J'aurais pu envoyer des hommes à la mort, - ou les sauver ". Il a eu une enfance affreuse. Il a fait les pires métiers manuels, pour subvenir aux frais de ses études de médecin. Il a fait la guerre de 1914-1918 et à la suite d'une blessure a été trépané. Ce qui explique un peu la sorte de folie, d'hystérie qu'il y a dans ses écrits. Son premier livre: Voyage au bout de la nuit refusé par Gallimard. Refusé également par un autre éditeur. Céline prend un papier d'emballage, y fourre son manuscrit, sans autre nom que Céline comme auteur, sans adresse, et le dépose chez le concierge de l'éditeur Denoël un samedi soir. Denoël lit, émerveillé, transporté et, par l'intermédiaire d'un ami auquel il en parle, arrive à découvrir que Céline, c'est le docteur Destouches. Il était médecin dans un dispensaire de la périphérie ou de la banlieue. Destitué par Léon Blum pour son antisémitisme (hein ! la liberté réclamée par le Front Populaire !), ses livres saisis, mis au pilon, les plombs détruits. Pour les réimprimer, il faudrait qu'il donne son manuscrit.. Il a la curiosité d'aller voir, comme médecin, ce qui se passe dans la Russie des Soviets. Il réussit à se faire envoyer dans une délégation de la Société des Nations. Il ne se contente pas de voir ce qu'on lui montre. Il se promène où on ne le conduit pas. On est étonné qu'il n'émette jamais un avis. On devient méfiant sur ce qu'il peut penser. Il est convoqué à un Bureau de la littérature. Là, un jeune employé parlant fort bien le français lui explique qu'on l'a fait venir pour lui remettre un chèque de plusieurs milliers de roubles. Comme il s'étonne, on lui dit que ce sont ses droits d'auteur pour les traductions à des milliers d'exemplaires de ses livres. Ce moyen, employé par le gouvernement russe pour reconquérir le suffrage des écrivains étrangers, ne prend pas sur lui. Il refuse de prendre le chèque. " Vous les distribuerez comme vous voudrez dans la Russie. Moi, je n'en veux pas." Gide, quoique choqué par son vocabulaire d'écrivain, sa grossièreté, estime qu'il y a dans ses livres des pages de génie, et qu'on peut le rapprocher par moments de Rabelais. Il ne pardonne pas à Gallimard d'avoir refusé Voyage au bout de la nuit.
 
Dimanche 9 mars.- J'ai voulu démontrer à Combelle que Céline n'est qu'un Jehan Rictus en prose, que la grossièreté, la vulgarité sont faciles, que le ton populacier (à vomir) n'est pas le talent, qu'il y a chez Céline du dément (trépané), qu'il écrit pour ne rien dire, qu'il est victime d'une illusion dont il reviendra. Peine perdue. Il en est féru jusqu'à l'absolu.
 
Jeudi 18 décembre [1947].- Il paraît que Paulhan va publie du Céline dans un des prochains de ses Cahiers de la Pléiade.
 
Dimanche 12 septembre [1948].- " Combat" a entrepris auprès de ses lecteurs un référendum sur cette question : " Quels sont les meilleurs écrivains français actuels ? " Je découpe le passage des réponses :
LES DIX PREMIERS (...) Viennent ensuite : (...) Céline, 46 [voix , classé en 25e rang].

Journal Littéraire III
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 Ci-dessus quelques lignes tirées du Journal de Léautaud. Déjà reproduites, en partie - pour les années 1932 et 1933, pas pour le reste - dans D'un Céline l'autre (David Alliot).
Maintenant, c'est bien un texte peu connu que je compte livrer aux amis curieux : un portrait de Céline, fruit de l'époque, par un écrivain basque "frontalier", Pío Baroja (" l'homme méchant de Itzea ").
Il avait passé quelque temps exilé à Paris, réduit à y vivre chichement pendant la guerre d'Espagne. En septembre 39, lors de la déclaration de la guerre à l'Allemagne, il décide de rentrer chez lui.
Le tout nouvel ambassadeur d'Espagne franquiste, José Félix de Lequerica (anti-sémite notoire et vieille connaissance de Baroja), était sans doute au courant de ses soucis. Lequerica, l'ambassadeur, et son attaché de presse, 


Antonio Zuloaga ("Zoulou") entreprendront, sans résultat, des démarches pour que Céline vienne en Espagne.



"Céline, très en vogue en France ces dernières années, se laisse aller délibérément au rebutant, au scatologique. Cela ne vient pas vers lui, c’est plutôt lui qui va à sa recherche. Dans la vie, il y a du bon, du mauvais et du passable et, comme il est logique, tout cela se fait jour normalement dans l’un de ses miroirs : la littérature ; n’aller à la recherche que du sordide ou du sale révèle une attitude sans valeur.
J’estime que Céline s’en sert plus que tout pour en faire parade. Dans son premier livre, intentionnellement scandaleux, il y a trop de baratin cynique, médité. On voit bien qu’il s’agit d’un homme aussi préoccupé par le succès que par sa position devant le public. Un Français qui se déclare collaborationniste avec une Allemagne agressive, il rêve, il est pédant ou il est fou.
Il n’y avait pas de possibilité d’intelligence du temps de Hitler. Un peuple fier, fanfaron et vaincu, comme celui de l’Allemagne nazi du temps de sa splendeur, pouvait-il résoudre des questions à l’amiable avec un autre peuple fier, fanfaron et vainqueur comme celui de la France ? C’était impossible. Préconiser une chose pareille, c’était démontrer un manque absolu de sens psychologique.
L’Allemagne et la France pourront s’entendre peut-être un jour, à une époque de plein essor ou de ruine dans chacun des deux pays ; mais l’un au-dessus et l’autre en bas, ce sera impossible.
Céline, il paraît qu’il était médecin d’un certain quartier pauvre de Paris. Il est allé plus tard en Russie et il est en revenu déçu. Je crois qu’il a écrit quelque chose contre la Russie, comme Gide et, plus tard, la guerre venue, il s’est fait collaborationniste et, pour finir, il a été dit qu’il se cachait au Danemark.
Céline est un français morbide, exagéré, désagréable et d’un mauvais goût manifeste."

                                PIO BAROJA, Bagatelas de otoño [1949] – c’est nous qui traduisons de l'espagnol