Bloy n’est jamais ennuyeux et, même lorsqu’il est
au fond de l’abîme, dégoûté de tout, il n’en parvient pas moins à transmuer son
désespoir en humour noir ou en ironie grinçante et à provoquer le rire de ses
lecteurs. Son écriture au vitriol contribue à éveiller le lecteur, tenté de
devenir complice. La vis comica de
ses portraits, de ses critiques, de ses romans ne cherche jamais à désarmer le
lecteur, ne risque pas de démasquer pour rien comme le font les provocateurs ou
les amuseurs sans importance. C’est un rire explosif, de radicale critique
sociale et ontologique, des fondements mêmes du système, sans possibilité de
récupération.
Son insuccès durable l’a fait échapper aux tenailles de la
contradiction que d’autres contemporains n’ont pas pu éviter: dans une société
où le mercantilisme a tout gangrené et où tout se vend et s’achète, comment
réussir le tour de force d’être radicalement subversif et en même temps la
coqueluche des “marchands des cervelles humaines”[1]? Il a un don qui permet à l’imprécateur
inlassable qu’il est d’intéresser son lecteur et de retenir son attention,
d’éveiller en lui des émotions durables et très profondes entamant sa carapace
de préjugés. Il secoue son lecteur pour l’obliger à réagir, à exercer son esprit
critique et à assumer sa liberté sans peur des étiquettes qu’une modernité
frileuse est toujours prête à coller sur ceux qui ont tendance à se déplacer à
contre-courant (énervé – énergumène – excessif – frénétique…).
Si la vision du monde de Bloy semble aujourd’hui
étrange, voire une folie, dans la masse de ceux qui découvrent sa prose on
trouve sans doute des individus qui, grâce à son extraordinaire force, peuvent
mieux résister à l’entreprise de crétinisation programmée. Les gens pas encore
complètement pollués par les idées toutes faites pourront y trouver, sous le
choc salutaire d’une écriture de vigueur, des vertus pédagogiques. Une fois
pris dans les rets de Bloy, ces lecteurs sont amenés à se poser des questions
sur leurs vies, sur les valeurs qui les fondent, sur les institutions qui les
écrasent. Alors peut-être deviendront-ils acteurs conscients de leur propre
histoire, au lieu de la subir.
La férocité de son humour n’oblige pas le lecteur
à une identification avec l’écrivain, au contraire, l’effroyable machine à
déverser injures et insanités, mise au service de la dérision et de la
démystification, a pour mission de saper cet obstacle infranchissable que
constitue la respectabilité pour le commun des mortels. Façade que les
puissants de ce monde et leurs institutions ont construit pour perpétuer leur
domination et aveugler les dominés. En sapant les gros personnages, les institutions les plus prestigieuses (y
compris, l’église) qui les soutiennent et qu’ils soutiennent s’en sortent,
elles aussi, durement touchées. Bloy permet à ses lecteurs de découvrir les
choses dans leur nudité et non telles qu’on les a conditionnés à les voir.
À
cette fin il privilégie le procédé du portrait grotesque, qui permet à sa main
d’enlumineur de grossir les monstruosités des personnages haut placés et la
litanie d’injures qui choque le stablishment intellectuel et oblige à regarder
autrement. L’usage de ces procédés dans ses articles et dans ses romans est
révélateur d’une distorsion de deux genres littéraires, contaminés par le virus
de la polémique et qui perdent du même coup de leur apparence mystificatrice de
sérieux. Bloy veut aller plus loin par l’abolition avouée des frontières entre
genres bien délimités (exegèse, biographie, roman, article…) et se donner une liberté
que les codes en vigueur du XXe siècle, trop sérieux au nom du
“réalisme” et de la”science”, ne sont pas prêts à accepter. Il n’a que faire
des présupposés du roman balzacien ou zolien, leur préférant :
*
les
dogmes de la foi catholique; pour Bloy, chrétien exigeant, la réalité n’a
aucune existence indépendamment du projet divin, et ses romans et autres écrits
essayent d’en approcher par tous les moyens;
*
le
dogme de la finalité : pour lui tout a un sens dans un univers étranger au
chaos ou à l’entropie;
*
le
code de la vraisemblance: il le transgresse délibérément;
*
le
code de la crédibilité romanesque assurant la cohérence interne à l’œuvre et
donnant au lecteur l’illusion du vrai : il la ruine ;
*
le code
de la bienséance, hypocrisie au nom de laquelle on refuse le droit de cité
littéraire à quantité de personnages et de choses de la vie afin d’en donner
une vision aseptisée compatible avec les normes dominantes. Il est donc celui
par qui le scandale arrive, et on le lui fera payer au prix fort toute sa vie.
Ainsi, le Mendiant Ingrat, sans rompre
complètement avec les genres traditionnels, n’en a pas moins tenté de
s’affranchir de nombre de règles qui l’entravaient. Par là aussi, il s’est
heurté à l’hostilité généralisée et à l’incompréhension tenace de ceux mêmes
qui se réclament du progrès. S’il y a
un écrivain pour qui parler de conspiration
de silence[2] tombe juste à cent pour cent, c’est bien
lui.
Pour Bloy, l’artiste est un être d’exception qui a
pu résister au nivellement socio-culturel et qui, par une ascèse continue et
douloureuse, est parvenu à sauvegarder l’innocence de son regard d’enfant.
C’est ce qui le rend potentiellement subversif dans une société où l’État,
garant de l’ordre bourgeois, ne peut tolérer qu’un certain degré d’art. Cela
représente pour lui deux conséquences douloureuses : d’une part, il est en
butte à l’incompréhension du public suffrage-universalisé
et à l’hostilité des médiocres, idée romantique reprise par Baudelaire. D’autre
part, il est condamné à la désespérance de ne jamais atteindre l’idéal entrevu.
Ce sentiment lancinant d’impuissance et cette désespérance poussent la foi de
Bloy à soulever des montagnes et à apostropher ses contemporains comme un
prophète biblique.
Son désespoir, son angoisse existentielle ne
contaminent jamais ses frémissements devant le divin. Si le spectacle de la
triste humanité aux agitations stériles et aux pulsions homicides paraît un
instant le décourager, son infatigable recherche d’un absolu seulement dérobé
en apparence, momentanément, l’aide à retrouver le fil de la foi. Toute son
œuvre (y compris sa correspondance) est un reflet de ce combat acharné entre la
foi qui sauve et une vision pessimiste et dévastatrice de la condition humaine.
Malgré le décalage tant de fois dénoncé entre un Bloy ouvert à tous les
mystères de la nature, à toutes ses beautés, à toutes ses angoisses, soucieux
de nous faire partager par la magie des mots sa perception unique du monde et
un Bloy catholique intransigeant, plus papiste que le Pape en personne, son
écriture n’est jamais utilitaire et ne vise pas à entretenir le moral bassement
bourgeois des troupes cléricales.