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vendredi 28 juillet 2017

Été bloyen



Bloy n’est jamais ennuyeux et, même lorsqu’il est au fond de l’abîme, dégoûté de tout, il n’en parvient pas moins à transmuer son désespoir en humour noir ou en ironie grinçante et à provoquer le rire de ses lecteurs. Son écriture au vitriol contribue à éveiller le lecteur, tenté de devenir complice. La vis comica de ses portraits, de ses critiques, de ses romans ne cherche jamais à désarmer le lecteur, ne risque pas de démasquer pour rien comme le font les provocateurs ou les amuseurs sans importance. C’est un rire explosif, de radicale critique sociale et ontologique, des fondements mêmes du système, sans possibilité de récupération. 


Son insuccès durable l’a fait échapper aux tenailles de la contradiction que d’autres contemporains n’ont pas pu éviter: dans une société où le mercantilisme a tout gangrené et où tout se vend et s’achète, comment réussir le tour de force d’être radicalement subversif et en même temps la coqueluche des “marchands des cervelles humaines”[1]? Il a un don qui permet à l’imprécateur inlassable qu’il est d’intéresser son lecteur et de retenir son attention, d’éveiller en lui des émotions durables et très profondes entamant sa carapace de préjugés. Il secoue son lecteur pour l’obliger à réagir, à exercer son esprit critique et à assumer sa liberté sans peur des étiquettes qu’une modernité frileuse est toujours prête à coller sur ceux qui ont tendance à se déplacer à contre-courant (énervé – énergumène – excessif – frénétique…). 


Si la vision du monde de Bloy semble aujourd’hui étrange, voire une folie, dans la masse de ceux qui découvrent sa prose on trouve sans doute des individus qui, grâce à son extraordinaire force, peuvent mieux résister à l’entreprise de crétinisation programmée. Les gens pas encore complètement pollués par les idées toutes faites pourront y trouver, sous le choc salutaire d’une écriture de vigueur, des vertus pédagogiques. Une fois pris dans les rets de Bloy, ces lecteurs sont amenés à se poser des questions sur leurs vies, sur les valeurs qui les fondent, sur les institutions qui les écrasent. Alors peut-être deviendront-ils acteurs conscients de leur propre histoire, au lieu de la subir.



La férocité de son humour n’oblige pas le lecteur à une identification avec l’écrivain, au contraire, l’effroyable machine à déverser injures et insanités, mise au service de la dérision et de la démystification, a pour mission de saper cet obstacle infranchissable que constitue la respectabilité pour le commun des mortels. Façade que les puissants de ce monde et leurs institutions ont construit pour perpétuer leur domination et aveugler les dominés. En sapant les gros personnages,  les institutions les plus prestigieuses (y compris, l’église) qui les soutiennent et qu’ils soutiennent s’en sortent, elles aussi, durement touchées. Bloy permet à ses lecteurs de découvrir les choses dans leur nudité et non telles qu’on les a conditionnés à les voir. 


À cette fin il privilégie le procédé du portrait grotesque, qui permet à sa main d’enlumineur de grossir les monstruosités des personnages haut placés et la litanie d’injures qui choque le stablishment intellectuel et oblige à regarder autrement. L’usage de ces procédés dans ses articles et dans ses romans est révélateur d’une distorsion de deux genres littéraires, contaminés par le virus de la polémique et qui perdent du même coup de leur apparence mystificatrice de sérieux. Bloy veut aller plus loin par l’abolition avouée des frontières entre genres bien délimités (exegèse, biographie, roman, article…) et se donner une liberté que les codes en vigueur du XXe siècle, trop sérieux au nom du “réalisme” et de la”science”, ne sont pas prêts à accepter. Il n’a que faire des présupposés du roman balzacien ou zolien, leur préférant :

*  les dogmes de la foi catholique; pour Bloy, chrétien exigeant, la réalité n’a aucune existence indépendamment du projet divin, et ses romans et autres écrits essayent d’en approcher par tous les moyens;
*  le dogme de la finalité : pour lui tout a un sens dans un univers étranger au chaos ou à l’entropie;
*  le code de la vraisemblance: il le transgresse délibérément;
*  le code de la crédibilité romanesque assurant la cohérence interne à l’œuvre et donnant au lecteur l’illusion du vrai : il la ruine ;
*  le code de la bienséance, hypocrisie au nom de laquelle on refuse le droit de cité littéraire à quantité de personnages et de choses de la vie afin d’en donner une vision aseptisée compatible avec les normes dominantes. Il est donc celui par qui le scandale arrive, et on le lui fera payer au prix fort toute sa vie.

Ainsi, le Mendiant Ingrat, sans rompre complètement avec les genres traditionnels, n’en a pas moins tenté de s’affranchir de nombre de règles qui l’entravaient. Par là aussi, il s’est heurté à l’hostilité généralisée et à l’incompréhension tenace de ceux mêmes qui se réclament du progrès. S’il y a un écrivain pour qui parler de conspiration de silence[2] tombe juste à cent pour cent, c’est bien lui.




Pour Bloy, l’artiste est un être d’exception qui a pu résister au nivellement socio-culturel et qui, par une ascèse continue et douloureuse, est parvenu à sauvegarder l’innocence de son regard d’enfant. C’est ce qui le rend potentiellement subversif dans une société où l’État, garant de l’ordre bourgeois, ne peut tolérer qu’un certain degré d’art. Cela représente pour lui deux conséquences douloureuses : d’une part, il est en butte à l’incompréhension du public suffrage-universalisé et à l’hostilité des médiocres, idée romantique reprise par Baudelaire. D’autre part, il est condamné à la désespérance de ne jamais atteindre l’idéal entrevu. Ce sentiment lancinant d’impuissance et cette désespérance poussent la foi de Bloy à soulever des montagnes et à apostropher ses contemporains comme un prophète biblique.




Son désespoir, son angoisse existentielle ne contaminent jamais ses frémissements devant le divin. Si le spectacle de la triste humanité aux agitations stériles et aux pulsions homicides paraît un instant le décourager, son infatigable recherche d’un absolu seulement dérobé en apparence, momentanément, l’aide à retrouver le fil de la foi. Toute son œuvre (y compris sa correspondance) est un reflet de ce combat acharné entre la foi qui sauve et une vision pessimiste et dévastatrice de la condition humaine. Malgré le décalage tant de fois dénoncé entre un Bloy ouvert à tous les mystères de la nature, à toutes ses beautés, à toutes ses angoisses, soucieux de nous faire partager par la magie des mots sa perception unique du monde et un Bloy catholique intransigeant, plus papiste que le Pape en personne, son écriture n’est jamais utilitaire et ne vise pas à entretenir le moral bassement bourgeois des troupes cléricales.



[1] Lettre d’Octave Mirbeau à Paul Hervieu de novembre 1885, in Correspondance générale, L’Âge d’Homme, Lausanne 1994, t. I
[2] Cf. biographie de J. Bollery