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mardi 23 février 2021

Lectures fatiguées et souvenirs nomades...


Fables qu’on se raconte à la retraite : relevé de compte, crédit, débit ? J’ai toujours voulu être prof. Je n'ai jamais eu l'ambition de paraître, la coquetterie d’être socialement quelqu’un, de réussir, fût-ce grâce à la politique ou aux fameuses quatre qualités pour faire des affaires que je n’ai jamais eues. Pour moi l'enseignement a été une vraie consécration, un métier suffisamment engagé / enragé. Cela m'a encouragé à toujours travailler pour m'y consacrer de mon mieux et, en ce moment, déjà à la retraite depuis quelques années, je le regarde avec une nostalgie partiellement déçue : je n’ai plus pour objectif le vertige de continuer à enseigner…  Le socle de ce que pourrait bien être une certaine bonne réussite dans ma carrière professionnelle a été basé sur les sondages auprès de mes étudiants ou des stagiaires auxquels j'ai donné des formations. Toujours de bons résultats professionnels, de très bons même. Je garde soigneusement sous PDF ces enquêtes de fin de trimestre ou de stage, comme autant de témoignages de reconnaissance pour lesquels cela a valu la peine de travailler. Ils n'ont pas été favorables par hasard car ils se répètent année après année… J’aurais voulu laisser une certaine mémoire auprès des gens devant lesquels il m’a été donné d’enseigner, d’apprendre, de partager ce que je croyais savoir. De léguer quelque chose à ceux qui prennent ce métier au sérieux au-delà de l’envie des récompenses publiques : palmes, légions et autres colifichets... Vous en avez été bénéficiaire ? Grand bien vous fasse, félicitations !  Ça sert à quoi, tous ces machins ? Apportent-ils au moins une bonne dotation financière, se questionnent à juste titre les plus malins ? Et, si on veut de l'argent, ne vaudrait-il pas mieux se renseigner sur la construction ? On n'a jamais connu un moyen plus difficile de gagner de l'argent que celui d'enseigner… Cette ambition poussive de se démarquer des autres ! Je n’ai pas aimé, normalement, me comparer à d'autres collègues. Mes défaites ou mes victoires ont eu lieu seul. Peut-être que les sentiments les plus férocement hostiles que j'aie jamais conçus auront été dirigés contre deux professeures du département de ma fac de lettres, très organisées dans leurs entreprises d’auto-célébration – d’un incroyable niveau de pétasserie – que je trouvais – et je n’étais pas le seul ! – particulièrement exécrables et dont une insupportable couche d’autosuffisance que rien ne venait justifier me soulevait le cœur rien qu’à les croiser dans les couloirs. C’en était assez : je les convertis en objets d’une haine durable, avec une répugnance mêlée de profond dégoût qui dure jusqu’à aujourd’hui... Si quelqu’un pouvait me prendre par la main et m’éloigner de moi-même !

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La Familia de plus en plus grande. Cette affaire d’inceste est la dernière facture que les enfants de Mai 68 adressent à leurs parents. Dans cette lutte, la gauche intersectionnelle a eu la peau de la gauche caviar. Camille Kouchner et sa familia grande est l’arbre qui cache une forêt d’enfants blessés : Camille de Toledo (Alexis Mital), fils et petit-fils de patron de gauche, récure papa (patron de Danone) et maman (rédactrice en chef du Nouvel Obs) dans Thésée, sa vie nouvelle ; Virginie Linhart crucifie sa mère militante MLF dans L’effet maternel ; Raphaël Enthoven éparpille son père façon puzzle dans Le temps gagné ; Laurence Debray déboulonne la statue de Régis dans Fille de révolutionnaire ; Mao (!) Peninou, dans un documentaire (68, mes parents et moi), date son homosexualité du jour où, petit garçon, il a été terrorisé par les amies militantes MLF de sa mère, vantant les mérites de l’émasculation devant lui.Tout le monde était au courant mais personne ne mouftait ! Et la censure n’existe plus depuis longtemps !



On pense au propos de Léautaud dans ses Entretiens avec Robert Mallet, où ce qui touche à la famille, au sexe, à l’homosexualité, à l’armée, à la patrie et aux comportements des gens de lettres à la Libération avait été victime de la censure, ouverte et sans fard, de l’époque. Mallet et lui avaient dû revenir enregistrer certains passages pour les rendre conformes à ce que la radio tolérait. Ainsi, Léautaud notait le deux novembre mil neuf cent cinquante dans son Journal littéraire, à propos de la scène, racontée par lui, où son père couche avec sa mère et sa tante dans le même lit : « Le directeur de la radio a jugé qu’on ne pouvait offrir un pareil sujet aux familles, les familles dans la plupart desquelles il s’en passe bien d’autres. » Les Entretiens ont été publiés, sans censurer, par le Mercure de France en 1951.


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Bientôt 14 mois de bonheur. Depuis le 8 janvier 2020, les éructations, les bruits de lavements, de conduites et d’égouts se sont peu à peu imposés à nos oreilles, alors que les flonflons des rengaines bolivariano-podémites devenaient de plus en plus audibles. Car c’est bien le 8 janvier 2020 qu’avec effroi les Espagnols ont entendu battre la porte de leurs cabinets, les terrifiantes rumeurs sortant des cuvettes, sous le battement lancinant des lunettes et le cliquetis des chasses. Une pitoyable coalition socialo-chavézienne ressortait des fosses de l’Histoire pour se répandre dans une insoutenable puanteur sur tout notre pays. Ce fut juste le temps d’avant la pandémie et des helminthes triomphants, des ascaris couronnés, des cestodes exultants et des oxyures ébahis avaient repris le pouvoir… Leur première urgence fut d’éjecter la momie naphtalinée du vieux cadavre de Franco du mausolée de Cuelgamuros, Valle de los Caídos, près de Madrid, pour la simple raison que sa mémoire indisposait leur pimpante coalition au pouvoir. Audace que n’avait même pas osée un Felipe Gonzalez lorsqu’il est arrivé au gouvernement en 82. C'est dire. V’là donc une mesure courageuse ! Les fanas médiatiques de la mémoire démocratique s’en sont réjouis ! Même en France, s’il vous plaît, une certaine floraison moisie de fervents insoumis de la retirada a tressauté de joie médiatique… Là, très peu de mémoire des séides justiciers qui ont animé les maquis de la 25e heure, modérément harceleurs des Chleus sauf lorsqu’ils pouvaient en choper un sans risque, mais beaucoup fait dans la redistribution des richesses à l’usage exclusif des libérateurs. On pourra noter qu’ils ont aussi appliqué la plus juste des justices, inclusive justice avant la lettre, vraie à cent pour cent et sans modération, toujours à l’usage exclusif des vaincus et des femmes des vaincus héroïquement tondues et traînées nues dans les rues pour l’exemple, une fois que l’ennemi était loin. La somme de dévastations, d’horreurs et de souffrances subies par le peuple espagnol en guerre, en rien différente (à cette différence près que la loi des vainqueurs ne désigne et punit que les crimes des vaincus et passe ceux des vainqueurs à la trappe) de celle subie par l’ensemble de l’Europe immédiatement plus tard et décrites, explorées, analysées aussi bien l’une que l’autre jusqu’au moindre détail dans des millions de thèses, de mémoires, de livres, d'articles, de films, de témoignages, risquait d’être oubliée sans l’effort inestimable de nos superhéros justiciers au parlement… Il fallait bien que quelqu’un de courageux nous rappelle qu’il n’y avait que des anges d’un côté et des démons de l’autre… Les professionnels de la magouille qui nous gouvernent ne supportent plus le moindre obstacle sur leur parcours de folie reconstructrice.

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Pau Rivadulla " la voix de la classe ouvrière "
(défense de rire !)
Elle sait rire, la classe ouvrière ! L’histoire retiendra que cracher à la figure d’un débile artiste-rappeur de son état, fils d’un riche industriel catalan et petit-fils d’un lieutenant colonel franquiste réprimeur des maquis pyrénéens, convenablement présenté sous les projecteurs de nombreux médias de grand chemin comme un héros de la liberté d’expression, vous expose non seulement à une réputation plus que négative (méchant croque-mitaine fasciste !) mais également aux poursuites et incriminations les plus extrêmes, tandis que revendiquer en gueulant de travers comme ce rappeur de métier l’assassinat, le plastiquage et le massacre de tout ce qui bouge devrait vous donner automatiquement le droit à l’impunité voire la sympathie des vrais démocrates. Comprenne qui pourra… à moins que ce ne soit que trop facile à comprendre. Par un curieux retournement historique, pour les chavéziens espingouins, la démocratie ne peut pas exister sans leur approbation et supervision, cela implique donc d’écarter complètement leurs contradicteurs de la sphère publique et politique pour la faire fonctionner pleinement. Vu leur capacité pour imposer leurs vues à une social-démocratie idéologiquement moribonde, provisoirement son associée, ils réussiront sans trop de problème. Leur logique est imparable et l’histoire a démontré qu’ils ne reculent devant rien. Et, c'est pas papa qui va casquer pour les dégâts, dégradations et victimes résultant de l'enthousiasme de ses fans attroupés un peu partout... Que nenni ! On n'est pas la voix de la classe ouvrière rappeuse pour rien !

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Je lis de façon originale en ce moment : chaque jour je commence un livre nouveau, que je ne termine pas, et passe au suivant… L’ennui est trop souvent au rendez-vous !

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Paraboles

Présence indélébile des paraboles : Luc, 6, 41-45 – Matthieu 7, 3-5. « Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère, et n'aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil ? Ou comment peux-tu dire à ton frère : Laisse-moi ôter une paille de ton œil, toi qui as une poutre dans le tien ? Hypocrite, ôte premièrement la poutre de ton œil, et alors tu verras comment ôter la paille de l’œil de ton frère. » La lecture de certains touito-gazouillis complètement stupides ou insultants à propos de tout et de rien, me confirme dans mon attitude vis-à-vis de ce machin ou de Facebook – même foire aux cons ! – à savoir de n’y exprimer mes opinions qu’à des amis triés sur le volet selon des critères bien précis comme leur sens de l’humour, par exemple, leurs opinions politiques désabusées, proches ou non des miennes, compatibles ou pas forcément avec elles mais laissant voir une capacité à s’exprimer en bon français ou espagnol, ou basque, peu importe… Et surtout des personnes ayant suffisamment de recul critique pour ne pas s’engager dans des polémiques sans fondement autre que l’hypocrisie et aussi vaines que violentes.  Moyennant quoi on peut passer d’agréables moments à fréquenter ces foutus rezossossios. De toute façon, c’est ou se taire ou bien courir un risque, dans mon cas ce risque semble encore bien minime, mais qui sait ce qui peut arriver… ? Les maîtres-de-tout veillent au grain partout.

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@ Christian Houge
Nous nous éteindrons nous-mêmes. Avoir des qualités ne suffit pas. Pour satisfaire la vanité bourgeoise d’être quelqu’un, à moins d’un miracle, il vaut mieux, au départ, appartenir à un clan, s’inscrire dans une filière, s’aligner à quelque parti que ce soit pour mettre en valeur des capacités – souvent ataviques – à courber l’échine… faute de quoi on se verra toujours fatalement éloigné de toute espèce de dispensateurs de planques, de couronnement socialement rentable. Pas étonnant, à ce moment-là, de voir des girouettes politiques, médiatiques, universitaires, publicitaires, du monde de la gastronomie ou du cosmos de la finance qui s’intitulent elles-mêmes importantes pointer toujours leur nez dans la direction d’où vient le vent. Elles n’ont pour la plupart rien anticipé, rien prévu, rien apporté, rien foutu… mais elles règnent sur les esprits par le contrôle absolu de l’école, la communication, la publicité, le cinéma, les postes de direction… autant de bénédictions du vrai pouvoir. Ça peut basculer au fil des ans et sans décence du conservatisme obscène à une sorte de gauchisme vague et veule, niais et débectant mais toute remise en cause, toute critique sérieuse est immédiatement étouffée ou frappée d’opprobre sans le moindre examen et dans l’apathie générale. Abandon, déni, rejet de tout ce qui nous a fait ce que nous sommes devenus au bénéfice d’une tabula rasa offrant par seule et unique pitance des mots creux, des abstractions grotesques et vides que tout le monde croit comprendre, à la sauce d’une démagogie crétinisante… Il vaut mieux donc se vouer à la solitude et demeurer ignoré du grand nombre puisqu’on ne peut pas échapper à cette société toujours gavée de mensonges et jamais fatiguée de prendre des vessies pour des lanternes, épuisée et vautrée dans le culte imbécile de ce que ne pourra que la détruire.

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Signatures. Manifestes. Quelle caution morale attendre d’un écrivain ? Normalement, énorme distance, véritable fossé entre la lucidité d’une écriture – quand c’est le cas – et l’exaltation d’un comportement citoyen difficile à partager car inexplicable. Si déjà pour des intellectuels comme Sartre, malfaisant rêvant du bonheur du peuple à coups de matraque que prodiguaient les utopies égalitaires et ruineuses alors qu’il savait très bien ce que cela signifiait, une des pires enflures du vingtième siècle (« un anti-communiste est un chien »), aveuglé sans discontinuité devant les massacres jusqu’au moment où cela devenait tellement indécent qu’il fallait rapidement coiffer une casquette humanitaire, la question était délicate, que pourrait-on espérer des plumitifs torche-culs qui n’ont jamais fait que le jeu du mou progressisme professionnel, leur seul évangile, portant toujours une haine hystérique à cette nébuleuse appelée « la droite » ? Empêtrés dans le culte archi-usé, dans la mythologie imbécile de « les-soussignés-exigent », ils sont incapables de voir à quel point de tels discours peuvent inspirer un ennui accablant.

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Mémoire démocratique. Il y en a toujours de plus en plus des narrateurs pour souligner l’héroïsme qu’il y a eu à flinguer dans le dos un policier ou un conseiller municipal isolé à un coin de rue ou de plastiquer une caserne ou un supermarché et de se tirer vite fait tout en sachant, sans le plus léger trouble, qu’une inévitable répression tombera immanquablement sur la population, au risque pour certains d’y laisser leur peau. Et des hommages aux ordures qui se vantent sans état d'âme d’avoir commis pareilles prouesses sont toujours d'actualité. Du respect. C'est la moindre des choses. Pour ceux qui se pavaneront le cœur tranquille dans leur infamie, l’âme en paix et la reconnaissance de certains charognards qui parasitent le marigot politique avec leur monopole du récit des faits. Ah, le récit ! Hannah Arendt notait que c’est bien par le récit qui en est fait rétrospectivement qu’émerge pleinement le sens de ce qui a été vécu et que la vie acquiert sa forme d’aventure, de succession d’événements imprévisibles. Ce récit n'est possible que s'il apporte compréhension et réconciliation avec le passé, et Hannah Arendt suggérait même que c'est lui qui délivrera le jugement dernier. Autrement, pas de récit mais des histoires à dormir debout...

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samedi 13 février 2021

février, comme l'âne rivé à sa noria...

 


Un monde de travail : contemplation et philosophie. « Sur le versant abrupt d’une haute et grande vallée du sud de la Forêt Noire, il y a à 1150 m d’altitude un petit chalet de ski. Il mesure en tout 6 mètres sur 7. Le toit bas abrite trois pièces : la cuisine qui sert aussi de pièce principale, la chambre à coucher et un cabinet de travail. Dispersées dans le fond étroit de la vallée et sur le versant opposé pareillement abrupt, les fermes aux grands toits en surplomb s’étalent largement. Le long du versant, les prairies et les pâturages montent jusqu’à la forêt de vieux sapins altiers et sombres. Sur tout cela règne un clair ciel d’été et dans son espace radieux deux éperviers s’élèvent en décrivant de larges cercles. C’est là mon monde de travail – vu par les yeux contemplatifs de l’hôte de passage et de l’estivant. Moi-même je ne contemple à proprement parler jamais le paysage. J’éprouve son changement d’heure en heure, du jour à la nuit, dans le grand cycle des saisons. La pesanteur des montagnes et la dureté de leur roche primitive, la croissance prudente des sapins, la splendeur lumineuse et sans apprêt des prairies en fleur, le murmure du torrent dans la longue nuit d’automne, la sévère simplicité des étendues profondément enneigées, tout cela s’insinue, se presse et vibre dans l’existence de tous les jours là-haut. Non pas pourtant dans les instants voulus d’immersion dans la jouissance et d’identification artificielle, mais seulement lorsque l’existence qui m’est propre est à son travail. Le travail seul ouvre l’espace à cette réalité de la montagne. La marche du travail demeure enchâssée dans l’avènement du paysage. Lorsque dans la profonde nuit d’hiver une violente tempête de neige déchaîne ses rafales autour du chalet, recouvrant et dissimulant tout, c’est alors le grand temps de la philosophie. C’est alors que son questionnement doit devenir simple et essentiel. L’élaboration de chaque pensée ne peut être que dure et tranchante. L’effort que requiert la frappe des mots est semblable à la résistance des sapins se dressant contre la tempête. Et le travail philosophique ne se déroule pas comme l’occupation à part d’un original. Il a sa place au beau milieu du travail des paysans. Quand le jeune paysan remorque le lourd traîneau le long de la pente et sans tarder le pilote, avec son haut chargement de bûches de hêtre, dans la descente périlleuse jusqu’à sa ferme, quand le berger, d’un pas lent et rêveur pousse son troupeau vers le sommet, quand le paysan dans sa chambre assemble comme il convient les innombrables bardeaux destinés à son toit, alors mon travail est de la même espèce. L’appartenance immédiate au monde paysan trouve là sa racine. Le citadin pense qu’il se mêle au peuple dès qu’il s’abaisse à un long entretien avec un paysan. Quand, le soir, à l’heure de la pause, je m’assois avec les paysans sur la banquette du poêle ou à table, dans le coin du bon Dieu (1), la plupart du temps nous ne parlons même pas. Nous fumons nos pipes en silence. De temps en temps peut-être, on laisse tomber un mot pour dire que l’abattage du bois en forêt tire maintenant sur sa fin, que la nuit précédente, la martre a dévasté le poulailler, que demain probablement telle vache va vêler, que l’Oehmibauer (2) a eu un coup de sang, que le temps va bientôt tourner. L’appartenance intime de mon travail à la Forêt Noire et aux hommes qui y vivent vient d’un enracinement séculaire, que rien ne peut remplacer, dans le terroir alémanique et souabe. Le citadin est tout au plus stimulé par ce qu’il est convenu d’appeler un séjour à la campagne. Mais c’est tout mon travail qui est porté et guidé par le monde de ces montagnes et de leurs paysans. Maintenant, mon travail là-haut est de temps à autre interrompu pour d’assez longues périodes par des pourparlers, des déplacements pour des conférences, des discussions, et mon enseignement ici, en bas. Mais aussitôt que je remonte là-haut, dès les premières heures de présence dans le chalet, tout l’univers des questions anciennes m’envahit et cela sous la forme même où je les avais laissées. Je me trouve tout simplement transporté dans le rythme propre du travail et ne suis au fond absolument pas maître de sa loi cachée. Les citadins s’étonnent souvent de mon long et monotone isolement dans les montagnes parmi les paysans. Pourtant ce n’est pas un isolement, mais bien la solitude. Dans les grandes villes, l’homme peut en effet facilement être plus isolé que nulle part ailleurs. Mais il ne peut jamais y être seul. Car la solitude a le pouvoir absolument original de ne pas nous isoler, mais au contraire de jeter l’existence tout entière dans l’ample proximité de l’essence de toutes choses. Là-bas, on peut devenir en un tour de main une célébrité, par l’intermédiaire des journaux et des revues. C’est encore le chemin le plus sûr pour vouer notre vouloir le plus propre à la mésinterprétation et pour tomber rapidement et radicalement dans l’oubli. »

Martin Heidegger, « Pourquoi restons-nous en province ? » in Écrits politiques 1933 – 1966
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(1) Dans les fermes de la Forêt Noire, on a coutume de s’asseoir à même la banquette de faïence du grand poêle qui se trouve au centre de la pièce ; la table entourée de bancs est disposée dans un des coins de la même pièce et c’est là que l’on suspend le crucifix, d’où son nom de « coin du Bon Dieu » (Herrgottswinkel).
(2) Il s’agit là probablement d’un surnom villageois.


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Héros rétrospectifs. Documentaire sur les années évaporées d’un lourd passé bien de chez nous. Pour une fois, ce n’est pas l’évocation des zeurs-les-plus-sombres en Europe occupée. Non, non. En Espagne années quatre-vingt, vingtième siècle. Souvent, plus d’un abattu par jour. Et le courage dans les réponses d’aujourd’hui. Affirmer aujourd'hui, dans notre confort en tout genre inédit dans l'histoire, « i'zavaient qu'à résister, qu’à pas se laisser faire, qu’à se révolter… Moi, j'aurais résisté » est tout simplement indécent, surtout venant de nous qui vivons la trouille au ventre des médias et tremblons à l’idée de perdre la connexion wifi ou le train-train de nos confortables routines. Nous sommes vraiment mal placés pour juger des comportements propres d’époques déjà éloignées et des sociétés dont nous ignorons les rouages. Mais, comme nous, Espagnols de 2021 (surtout nos intellos les plus en vue, les plus infects), sommes des sous-merdes, des imposteurs cyniques, nous jugeons d'autant plus sévèrement le passé que le présent nous échappe. Sans décence, sans pudeur, sans intelligence. Le naufrage de la classe intellectuelle américaine a entraîné fatalement, par stupide mimétisme, la submersion de la nôtre. La liste des qualificatifs péjoratifs que ces classes méritent, aussi bien la nôtre que l’amerloque (cette classe de merde entre toutes !), est interminable : bêtes, méchantes, cruelles, sectaires, racistes (pro gens de couleur éloignés mais anti-andalous, castillans…), violentes, intolérantes, incultes, menteuses, tricheuses, méprisantes, hautaines, véreuses...

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Transgenre
. Une des toutes premières mesures prises par le progressiste Joe Biden a été de restaurer un décret signé par Barack Obama, abrogé par Trump, qui considère que la législation fédérale visant à combattre les discriminations sur la base du sexe doit être comprise comme s’appliquant aux discriminations sur la base du genre, c’est-à-dire comme s’appliquant aussi aux personnes transgenres. Il est donc illégal de traiter un homme qui prétend être une femme comme s’il était un homme, ou une femme qui prétend être un homme comme si elle était une femme. Toutes les considérations d’ordre biologique doivent être suspendues lorsque vous avez à faire à quelqu’un qui se déclare transgenre. On ne peut donc pas interdire à un homme qui prétend être une femme d’utiliser les toilettes, les vestiaires ou les dortoirs des femmes, ni même prévoir toilettes, vestiaires et chambre à lui spécialement destinés. Ce serait de la discrimination. On ne peut pas davantage interdire à un homme qui prétend être une femme de concourir dans des compétitions sportives féminines, et d’écraser les athlètes femmes de sa musculature et de ses capacités athlétiques masculines. Et ainsi de suite. Lorsqu’il est question de transgenre, la parole des intéressés, et elle seule, fait foi. Ils sont ce qu’ils prétendent être. La nature n’existe plus. Par ailleurs, Biden a nommé comme secrétaire-adjoint à la santé un certain Richard Levine, pédiatre de 63 ans qui a effectué sa transition de genre en 2011 et se fait désormais appeler Rachel. Le président des Etats-Unis nouvellement élu ne trouve rien de plus urgent que de prendre des décisions de ce type. Cela implique juste qu’il est un politicien opportuniste, qui s’empresse de donner des gages à cette chimère appelée aile gauche (!) de son parti. Mais les revendications liées à l’identité de genre ont ceci d’extraordinaire qu’elles sont ouvertement contradictoires et qu’elles nous demandent de déclarer publiquement comme vrai quelque chose que nous savons être impossible car son impossibilité nous saute littéralement aux yeux. Elles nous demandent de nier les évidences de nos sens et de notre raison. Avec le mouvement transgenre, il faut croire et affirmer à la fois que le masculin et le féminin sont des constructions arbitraires inventées par la société, qu’il est possible pour une personne d’être un homme né dans un corps de femme, ou vice-versa, et, qui plus est, qu’il est possible pour un enfant d’avoir conscience dès trois ans de cette mystérieuse incohérence entre le corps et l’esprit. Nous sommes aussi sommés de nous comporter comme si la personne en face de nous était une femme (ou un homme), alors que nous voyons qu’elle est un homme (ou une femme) de manière aussi claire, indubitable et inévitable que nous percevons la lumière du jour lorsque nous ouvrons les yeux. L’affirmation au centre de l’activisme transgenre est que le sentiment qu’une personne a de son genre détermine son sexe, autrement dit que ses sentiments déterminent la réalité de ce qu’elle est. Bien entendu, nous savons tous qu’il n’en est pas ainsi et que se conduire comme si nos sentiments déterminaient la réalité ne peut que conduire qu’à une sorte de réfutation en acte. Nous savons tous, même si nous ne sommes pas philosophes, que la vérité est l’adéquation entre notre pensée et la réalité et que la folie est justement de prendre ses désirs pour la réalité sans qu’il soit possible de vous convaincre de votre erreur. D’ailleurs, les militants transgenres montrent bien qu’ils savent que leurs sentiments et la réalité sont deux choses très différentes, puisqu’ils exigent que la médecine intervienne pour mettre la réalité de leur corps sexué en accord avec leurs sentiments de genre. Or, cette intervention de la médecine ne fait que rajouter un mensonge au mensonge initial. Car la médecine est incapable de transformer un homme en femme ou une femme en homme. La médecine est capable, dans une mesure limitée, de donner à un homme l’apparence d’une femme et à une femme l’apparence d’un homme. Elle peut faire pousser des seins à un homme et elle peut le castrer. Elle peut ôter ses seins à une femme, augmenter sa musculature et sa pilosité et lui bricoler un simulacre de pénis. Mais tout cela ne fait ni une femme ni un homme, car nous sommes des êtres sexués jusqu’au fond de nos cellules. Le corps d’un homme et celui d’une femme sont structurellement différents. De la tête aux pieds et des os jusqu’au cerveau nous sommes biologiquement homme ou femme, et la médecine ne peut absolument pas modifier cette structure fondamentale. Pas plus d’ailleurs qu’elle ne peut donner un vagin à un homme ou un pénis à une femme. Un vagin n’est pas un orifice situé entre les jambes, c’est un organe qui fait partie d’un ensemble reproducteur extrêmement sophistiqué. Un pénis n’est pas un appendice vaguement érectile, c’est un organe hautement complexe qui sert à la fois à la miction et à la reproduction. La médecine est incapable de construire l’un ou l’autre.
Le genre d’intervention médicale censée constituer une transition de genre s’apparente en fait à de la chirurgie esthétique, avec cette différence que la chirurgie esthétique, elle, peut parfois donner des résultats esthétiquement convaincants. Car le caractère intégralement sexué de notre corps a pour conséquence inévitable que les quelques retouches superficielles dont la médecine est capable jurent terriblement avec la myriade de détails sexués qu’elle est incapable de toucher. Ces retouches grossières sont comme une série de notes discordantes au milieu d’une symphonie harmonieuse : quelque chose qu’il est impossible de ne pas percevoir, et impossible de ne pas percevoir comme discordant. Nous rions en regardant Certains l’aiment chaud car ce qui nous fait rire est précisément la différence évidente entre l’apparence féminine et la réalité masculine. Mais nous sommes enjoints, sous peine de sanctions légales, de traiter le plus sérieusement du monde n’importe quelle personne transgenre, juste quelqu’un qui prétend être quelqu’un d’autre et qui voudrait que les autres le considèrent comme ce qu’il veut être. L’axiome fondamental est une forme radicale d’idéalisme, l’affirmation qu’il n’y a pas de réalité en dehors de la conscience avec cette seule différence que les activistes transgenres n’appliquent, pour le moment, cet axiome qu’à un point précis de la réalité : la différence des sexes. Le mouvement transgenre exige de ses adhérents la double pensée, qui n’est finalement rien d’autre qu’une manière d’effacer le principe de non-contradiction, traquant obsessivement le crime par la pensée partout où il le peut et ne sentant satisfait que lorsque toute pensée qui réfute ses absurdités aura disparue de la surface de la terre. Lorsque la différence entre la pensée et la réalité est annulée, la pensée devient suprêmement importante et la notion de for intérieur disparait. Et il nous est désormais demandé, depuis le plus haut sommet de l’Etat, pas seulement aux Etats-Unis, de donner notre assentiment à une proposition qui est, littéralement, folle. Le mouvement transgenre n’est que l’ultime avatar du féminisme post-Beauvoir, l’application du principe selon lequel le masculin et le féminin sont de pures constructions sociales : on ne nait pas femme, on le devient. Les hommes et les femmes ont, certes, des corps différents, mais, nous dit-on, ces différences n’affectent pas leur moi profond. Il n’existe pas de différences psychiques naturelles entre les hommes et les femmes. La féminité et la masculinité sont des mythes, dont la fonction est d’assurer l’injuste domination des êtres humains de sexe masculin sur les êtres humains de sexe féminin. D’où l’idéal de la société sexuellement neutre qui est le nôtre : partout où il y a un homme, il pourrait, et il devrait, y avoir une femme. D’où des affirmations comme « un père n’est pas nécessairement un mâle », ainsi que le dit Emmanuel Macron. Le corps des femmes et particulièrement sa capacité à porter des enfants sont en contradiction avec leur liberté (Cf. Camille Kouchner, La familia grande). Par conséquent les femmes doivent résister à leurs corps afin de pouvoir « exister en tant que personne », selon les termes de Beauvoir. Le genre a fini par être considéré comme une création de l’individu, un domaine dans lequel s’exerce une volonté qui choisit une identité sans avoir besoin de justifier ce choix. L’idéologie du genre est fondée sur une vision du corps comme une limite problématique à la liberté, une liberté conçue comme une pure autodétermination auto-initiée. Dans La falsification du bien. Soloviev et Orwell, Alain Besançon remarque que « la mystique obligatoire à laquelle sont soumis les habitants d’Océania n’est pas d’essence humaine, mais angélique (…) Il s’agit en somme d’arracher l’homme à sa terre et à son corps. » Et c’est bien pourquoi tous les plaisirs corporels sont systématiquement traqués, pourchassés, écrasés dans ce monde infernal. Beauvoir et ses épigones voient le corps, le corps sexué, comme un obstacle à la liberté individuelle, alors que l’intuition profonde de la liberté humaine est intimement liée à sa condition corporelle et sexuée. Le despotisme le plus achevé se présente donc sous la forme d’un spiritualisme radical prétendant libérer hommes et femmes des servitudes de leur nature. La réponse du quotidien, du monde normal, ordinaire, mais vrai, au délire grotesque de ce mouvement consiste à rendre toujours possible tout ce qui rend la vie désirable : le plaisir, l’amitié, l’amour, le travail, le jeu… Au cœur de ce monde, se trouve la différence fondamentale, qui est la clef de voute de presque tous les biens humains : la différence des sexes. Avec toute ses difficultés et ses joies. Pour nous, ici et maintenant, cette réponse commence par la liberté d’attester qu’un homme est un homme et qu’une femme est une femme. Si cela nous est ôté tout le reste finira par l’être.

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Souvenir.
Émotion vive ressentie devant une vieille photo en noir et blanc, avec la sensation de ré-expérimenter une sensation enfouie, de revivre une espèce de coup de foudre, pas une simple attirance mais comme une impression d’emballement heureux, de confiance revenue, comme si cela coulait de source. C'était un mois de mai, il y a presque une cinquantaine d’années. Quelqu’un nous a pris en photo devant la structure d’un pont en fer. Mémoire intense de l’émotion qui m’a traversé soudain, comme une effervescence, dès que R. m’a pris par la main, après une pause dans notre conversation, et s’est appuyée dans mon bras quand on gardait le silence... Nos mains se touchaient, sa tempe rayonnante de jeunesse caressait mes épaules avec une tendresse souriante à défaillir. Nous étions l'un à l'autre, dès ces instants, de la façon la plus intense, la plus absolue qui puisse être. C’était bien exactement ça, un coup de foudre en commun, vraiment la foudre, il n'y a pas d'autre mot…

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Relecture. Repris la figure d’Ulysse, dans ce véritable Bildungsroman de son Odyssée, dans la traduction de Philippe Jaccottet pour changer du texte de Leconte de Lisle. Apprentissage le plus archétypal de la littérature européenne. Naïf au début – enfin, un peu – il devient dur et compact comme de l’olivier noueux. Toujours plein de courage. Il est rusé : c’est lui qui démasque Achille, c’est lui qui s’introduit dans Troie, dominateur et séducteur ; il se montre jouisseur avec Circé (« oiseau de proie ») ; il se fait enchaîner au mât pour profiter du concert gratuit du chant des sirènes pendant que les autres souquent comme des galériens ; cruel, il finit d’aveugler le Cyclope ; jaloux et revanchard, il liquide tous les prétendants de sa femme… Tout ça plafonne avec cette scène expiatoire où il les frappe de flèches tous, désarmés. La scène finale, lorsqu’il enjambe les cadavres convulsés de ses rivaux ! Un achéen ne pardonne pas, dit-il. Tout cela ne tardera pas de se faire interdire en Yankeeland où il est désormais mal vu qu’on séduise les magiciennes, qu’on flingue les amants de sa femme, qu’on s’acharne sur les borgnes (sauf si c’est des fachos, là, c’est permis), qu’on profite indûment des invitations gratuites aux concerts, surtout lorsque le personnel rame pour maintenir le bateau à flot… Et pourtant, les standards démocratiques européens lui sont redevables de beaucoup de choses. Il a tant tellement navigué, 20 ans il paraît, qu’il a dû semer des bâtards dans toute l’Ionie, l’Adriatique et la Méditerranée orientale… Ulysse est-il encore présentable ?