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samedi 9 mars 2024

La danse avec la mort : passion de la souffrance … et bonnes intentions.



Combien d’assassins sont en liberté ? Ont voiture, maison et enfants ? Il y a des assassins qui préparent toujours des massacres, ça n’empêche personne de vivre parce que tout le monde oublie. Avec le passage du temps, il y en a qui sont devenus riches, qui possèdent des biens, qui mènent une vie agréable : ils ont oublié leurs crimes. Ils sont comme tout le monde. Comme nous. Il ne faut pas se tromper, ce sont des hommes sans remords. Avec leurs crimes – avant ? – ils ont tué leur mémoire. En société, comme en art ou en littérature, on préfère le mensonge habile au réalisme cru. Cela risquerait trop de provoquer le pessimisme et nos princes n’aiment pas ça. On a depuis toujours un penchant pour le paradis du mensonge en détriment de l’enfer du réel. Or, la meilleure manière de garantir le présent, c’est de bien voir d’où l’on vient. Une société qui perd la mémoire est une société qui est déjà morte. Les hommes, comme la nature, sont une accumulation de vécu. On est individuel et collectivement des résultats de cette accumulation. Chaque partie de l’humanité est un lieu où se sont produites et se produisent encore des infinités d’aventures humaines. L’histoire ne passe pas comme l’eau qui coule sur du marbre. Elle laisse des sédiments. Et nous sommes faits de ces sédiments. Toute l’Histoire peut ainsi apparaître comme un sol sur lequel se sont accumulées différentes couches de sédiments. L’Histoire et, donc, le temps. Le temps est aussi une surface sur laquelle s’accumulent des vécus. Le temps, ce n’est pas le soleil qui se lève et qui se couche, ce temps fugace et relatif. Le temps est accumulation de mémoire, d’expériences, d’événements, de changements. Notre drame, c’est que nous n’attachons plus d’importance ni au temps ni à l’Histoire… J’ai longtemps tourné autour de la même idée : le conflit qui nous déchire, nous Espagnols, entre le désir d’une justice juste – et par là, exigeante – et la préservation de notre confort quotidien. Chacun ne pense qu’à soi, tout en fuyant une réalité qui nous est trop lointaine. Mais alors, comment trouver un tant soit peu de paix intérieure, nécessaire pour vivre dans le propre respect de soi-même si l’on fait l’impasse sur les victimes ? Même dans le malheur, il y a peut-être quelques moments pénibles des autres que l’on pourrait s’approprier, incorporer à son train de vie, associer à son confort, mêler au vague bonheur de la propre existence sans heurts, aux pépites d’or de sa routine faite de bruits de langue et d’images truquées. J’ai longtemps été assez déçu par la manie dont les politiciens nous restituent la réalité de la souffrance, de la torture, de la mort infligée à autrui au nom d’un soi-disant idéal ou suivant des pulsions naturelles qui couvent dans nos âmes depuis des millénaires. Ils en font une histoire de non-adaptation au cadre formidable du groupe qu’ils maternent. Ça sonne bizarrement et ça ne suffit pas à rendre la tranquillité, l’essence de la justice.
Ou bien encore, ils aiment le refuge d’un lexique flambant neuf. L’important, ce n’est pas l’assassinat, mais le choix d’un vocabulaire, l’ordre séquentiel des mots, le choix des métaphores. Ce langage, dans lequel baignent les jeunes générations veut trouver un équilibre entre la réalité subie par certains malheureux et un espace idéal où se conservent sous vapeur les nouveaux référents. On fond, grâce à la langue, victimes et bourreaux dans la même mélasse d’enchantement et de quotidien. Mais, pour le criminel, tout vient de l’intérieur et cette envie même d’afficher de ne pas se soucier de l’effet de son action produit encore des rétractions dont on profite pour malmener les esprits qui se sentiraient pousser comme un brin d’indignation. En effet, tout cela se passe contre quelqu’un d’autre que vous et loin de vous et, cette fois-ci, sans vous. De quoi vous vous plaignez ? De cette façon, comment ne pas ressentir la victime comme quelque chose d’extérieur à nous ? Elle devait avoir une spécificité quelconque qui l’a fait devenir victime. Et le bourreau avait sans doute ses raisons, qu’on ne se prive pas d’étaler[1]. Nul besoin, donc, pour moi de m’immiscer dans ce couple étrange. Ce qu’ils trouvent important peut me paraître anecdotique et si le drame qu’on me montre – surtout à la télé – n’a aucun sens pour moi, grâce à ces procédés systématiques, la plupart des crimes (attentas ou autres) deviennent des mises en scène : des gens se plaignent, geignent, accusent… mais sans aucun résultat, à part l’élimination physique, la disparition à jamais, des victimes. Et c’est justement par ses aspects fortement mélodramatiques que cela paraît construit exprès pour désarticuler tout lien communautaire. Le lieu de l’attentat, l’infiniment sauvage nous est livré aux infos sous forme de décor entre la poire et le fromage. Pour qui chercherait à comprendre ce qui peut attirer les médias et les politiciens et, en même temps, servir de repoussoir aux gens en général, les cartes sont brouillées. Et lorsqu’on parvient à déchiffrer le côté successivement mythique, magique et puis secret de l’ensemble, croisant son histoire personnelle aux histoires des autres, le cri de révolte se voit récupéré par les embaumeurs des différentes castes politiciennes. Réduit tout au plus aux dimensions ridicules et obscènes d’une vague manifestation de « solidarité » avec la victime et ses proches. Ou d’une minute de silence quelque part. Sans oublier le cortège plus ou moins nombreux qui parcourt quelques mètres de rue beuglant des slogans stupides au possible comme si une litanie de bêtises (« plus jamais ça ») proférée en chœur servait à conjurer autre chose que la mauvaise conscience de chaque manifestant ou l’inutilité flagrante de la cérémonie elle-même.




[1] On insiste trop sur le fait que, d’après les gens qui le connaissaient de près ou de loin, le bourreau était quelqu’un de bon avec ses goûts, sa musique préférée, ses vêtements, etc. 

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