Combien d’assassins
sont en liberté ? Ont voiture, maison et enfants ? Il y a des assassins
qui préparent toujours des massacres, ça n’empêche personne de vivre parce que
tout le monde oublie. Avec le passage du temps, il y en a qui sont devenus
riches, qui possèdent des biens, qui mènent une vie agréable : ils ont
oublié leurs crimes. Ils sont comme tout le monde. Comme nous. Il ne faut pas
se tromper, ce sont des hommes sans remords. Avec leurs crimes – avant ? –
ils ont tué leur mémoire. En société, comme en art ou en littérature, on
préfère le mensonge habile au réalisme cru. Cela risquerait trop de provoquer
le pessimisme et nos princes n’aiment pas ça. On a depuis toujours un penchant
pour le paradis du mensonge en détriment de l’enfer du réel. Or, la meilleure
manière de garantir le présent, c’est de bien voir d’où l’on vient. Une société
qui perd la mémoire est une société qui est déjà morte. Les hommes, comme la
nature, sont une accumulation de vécu. On est individuel et collectivement des
résultats de cette accumulation. Chaque partie de l’humanité est un lieu où se sont
produites et se produisent encore des infinités d’aventures humaines.
L’histoire ne passe pas comme l’eau qui coule sur du marbre. Elle laisse des
sédiments. Et nous sommes faits de ces sédiments. Toute l’Histoire peut ainsi
apparaître comme un sol sur lequel se sont accumulées différentes couches de
sédiments. L’Histoire et, donc, le temps. Le temps est aussi une surface sur
laquelle s’accumulent des vécus. Le temps, ce n’est pas le soleil qui se lève
et qui se couche, ce temps fugace et relatif. Le temps est accumulation de
mémoire, d’expériences, d’événements, de changements. Notre drame, c’est que
nous n’attachons plus d’importance ni au temps ni à l’Histoire… J’ai longtemps
tourné autour de la même idée : le conflit qui nous déchire, nous Espagnols,
entre le désir d’une justice juste – et par là, exigeante – et la préservation
de notre confort quotidien. Chacun ne pense qu’à soi, tout en fuyant une
réalité qui nous est trop lointaine. Mais alors, comment trouver un tant soit
peu de paix intérieure, nécessaire pour vivre dans le propre respect de
soi-même si l’on fait l’impasse sur les victimes ? Même dans le malheur,
il y a peut-être quelques moments pénibles des autres que l’on pourrait s’approprier,
incorporer à son train de vie, associer à son confort, mêler au vague bonheur
de la propre existence sans heurts, aux pépites d’or de sa routine faite de
bruits de langue et d’images truquées. J’ai longtemps été assez déçu par la
manie dont les politiciens nous restituent la réalité de la souffrance, de la
torture, de la mort infligée à autrui au nom d’un soi-disant idéal ou suivant
des pulsions naturelles qui couvent dans nos âmes depuis des millénaires. Ils
en font une histoire de non-adaptation au cadre formidable du groupe qu’ils
maternent. Ça sonne bizarrement et ça ne suffit pas à rendre la tranquillité,
l’essence de la justice.
Ou bien encore, ils aiment le refuge d’un lexique
flambant neuf. L’important, ce n’est pas l’assassinat, mais le choix d’un
vocabulaire, l’ordre séquentiel des mots, le choix des métaphores. Ce langage,
dans lequel baignent les jeunes générations veut trouver un équilibre entre la
réalité subie par certains malheureux et un espace idéal où se conservent sous vapeur
les nouveaux référents. On fond, grâce à la langue, victimes et bourreaux dans
la même mélasse d’enchantement et de quotidien. Mais, pour le criminel, tout
vient de l’intérieur et cette envie même d’afficher de ne pas se soucier de
l’effet de son action produit encore des rétractions dont on profite pour malmener
les esprits qui se sentiraient pousser comme un brin d’indignation. En effet,
tout cela se passe contre quelqu’un
d’autre que vous et loin de vous et,
cette fois-ci, sans vous. De quoi
vous vous plaignez ? De cette façon, comment ne pas ressentir la victime comme
quelque chose d’extérieur à nous ? Elle devait avoir une spécificité
quelconque qui l’a fait devenir victime. Et le bourreau avait sans doute ses
raisons, qu’on ne se prive pas d’étaler[1]. Nul
besoin, donc, pour moi de m’immiscer dans ce couple étrange. Ce qu’ils trouvent
important peut me paraître anecdotique et si le drame qu’on me montre – surtout
à la télé – n’a aucun sens pour moi, grâce à ces procédés systématiques, la
plupart des crimes (attentas ou autres) deviennent des mises en scène :
des gens se plaignent, geignent, accusent… mais sans aucun résultat, à part l’élimination
physique, la disparition à jamais, des victimes. Et c’est justement par ses
aspects fortement mélodramatiques que cela paraît construit exprès pour
désarticuler tout lien communautaire. Le lieu de l’attentat, l’infiniment
sauvage nous est livré aux infos sous forme de décor entre la poire et le
fromage. Pour qui chercherait à comprendre ce qui peut attirer les médias et
les politiciens et, en même temps, servir de repoussoir aux gens en général,
les cartes sont brouillées. Et lorsqu’on parvient à déchiffrer le côté
successivement mythique, magique et puis secret de l’ensemble, croisant son
histoire personnelle aux histoires des autres, le cri de révolte se voit
récupéré par les embaumeurs des différentes castes politiciennes. Réduit tout
au plus aux dimensions ridicules et obscènes d’une vague manifestation de
« solidarité » avec la victime et ses proches. Ou d’une minute de
silence quelque part. Sans oublier le cortège plus ou moins nombreux qui
parcourt quelques mètres de rue beuglant des slogans stupides au possible comme
si une litanie de bêtises (« plus jamais ça ») proférée en chœur
servait à conjurer autre chose que la mauvaise conscience de chaque manifestant
ou l’inutilité flagrante de la cérémonie elle-même.
[1] On insiste trop sur le fait que, d’après les gens qui le connaissaient de près ou de loin, le bourreau était quelqu’un de bon avec ses goûts, sa musique préférée, ses vêtements, etc.
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