Vente de l’appartement de Bordeaux en marche. Je me souviens quand j'avais neuf ans, et que mon père avait décidé de quitter El Vivero. L'enchantement qui me prenait à la vue des terres, trop colorées en jaune et en vert, visitées par la lumière de la mi-mars, au loin, au fur et à mesure qu’on s’éloignait de la maison, dont l’image rétrécissait à vue d’œil, me porte toujours dans ma vie, aujourd'hui. La vision des champs effaçant les contours de la maison qui les accompagnait depuis des années m'écrasait littéralement. J'avais presque peur de quitter ce que je voyais, je scrutais les images avec l'espoir de déchiffrer une énigme qui semblait insondable, sans commencement ni fin : j’entendais tout le temps le mot nos-tal-gie. Notre petite maman pleurait. Je n'avais jamais entendu le mot “nostalgie” alors, mais il me paraissait évident que quelque chose de caché allait se révéler à moi si j'avais suffisamment de patience et de sagesse, de prudence et de courage. Les enfants sont souvent livrés à eux-mêmes, confrontés qu'ils sont à des objets, des situations, des compositions ou des discours dont ils ne peuvent ni tout à fait s'emparer ni complètement se débarrasser, et qui les cernent en les enveloppant d'un invisible mystère. Là, presque soixante ans après, j’ai peur de renouveler l’expérience, sauf que cette fois-ci, c’est R. qui va éclater en sanglots au moment où on devra fermer nostalgiquement la porte pour la dernière fois. C'est dans la redécouverte de cette nostalgie, quelques années plus tard, quand on a quitté Behobia, que ce chagrin de l’abandon d’un lieu cher s'est réincarné, et pour toujours je crois bien. Les temps changent, ou plutôt c'est nous qui changeons face à eux, ou avec eux ; lentement mais sûrement, nos goûts se transforment, nos besoins changent, nous nous adaptons à l'être qui évolue en nous sans nous indiquer une quelconque destination, et il faut qu'un axe au moins soit stable, devant lequel nous inclinons nos désirs. Une fois que les orages de ces deux dernières années se sont calmés, quand on a jaugé l’importance des dégâts et qu’on a évalué notre situation par rapport aux marges de manœuvre réalistes dont on dispose dorénavant, une partie de moi s'est détachée sans hésitation et avec soulagement de ce morceau d’une ville qui nous a tenu à cœur depuis tant d’années. Notre Bordeaux de 1977, jeunes mariés ! Cet appartement, on va s’en séparer par impatience, de ma part, et à contre-courant plutôt qu'à contre-cœur, de la part de R. Mon étonnement a été grand, d'avoir pris si facilement une décision particulièrement difficile, si opposée à tout ce qui nous avait motivés jusqu'alors : un joli pied à terre bien situé et à proximité des enfants, qui habitent rive droite … Des traits simples, des gestes méticuleusement médités avaient suffi à R. pour, d'un seul souffle, emplir l'âme et l’espace de ces lieux.
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