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dimanche 3 mars 2024

J'attends comme chaque année que le printemps revienne ...

 


Vente de l’appartement de Bordeaux en marche. Je me souviens quand j'avais neuf ans, et que mon père avait décidé de quitter El Vivero. L'enchantement qui me prenait à la vue des terres, trop colorées en jaune et en vert, visitées par la lumière de la mi-mars, au loin, au fur et à mesure qu’on s’éloignait de la maison, dont l’image rétrécissait à vue d’œil, me porte toujours dans ma vie, aujourd'hui. La vision des champs effaçant les contours de la maison qui les accompagnait depuis des années m'écrasait littéralement. J'avais presque peur de quitter ce que je voyais, je scrutais les images avec l'espoir de déchiffrer une énigme qui semblait insondable, sans commencement ni fin : j’entendais tout le temps le mot nos-tal-gie. Notre petite maman pleurait. Je n'avais jamais entendu le mot “nostalgie” alors, mais il me paraissait évident que quelque chose de caché allait se révéler à moi si j'avais suffisamment de patience et de sagesse, de prudence et de courage. Les enfants sont souvent livrés à eux-mêmes, confrontés qu'ils sont à des objets, des situations, des compositions ou des discours dont ils ne peuvent ni tout à fait s'emparer ni complètement se débarrasser, et qui les cernent en les enveloppant d'un invisible mystère. Là, presque soixante ans après, j’ai peur de renouveler l’expérience, sauf que cette fois-ci, c’est R. qui va éclater en sanglots au moment où on devra fermer nostalgiquement la porte pour la dernière fois. C'est dans la redécouverte de cette nostalgie, quelques années plus tard, quand on a quitté Behobia, que ce chagrin de l’abandon d’un lieu cher s'est réincarné, et pour toujours je crois bien. Les temps changent, ou plutôt c'est nous qui changeons face à eux, ou avec eux ; lentement mais sûrement, nos goûts se transforment, nos besoins changent, nous nous adaptons à l'être qui évolue en nous sans nous indiquer une quelconque destination, et il faut qu'un axe au moins soit stable, devant lequel nous inclinons nos désirs. Une fois que les orages de ces deux dernières années se sont calmés, quand on a jaugé l’importance des dégâts et qu’on a évalué notre situation par rapport aux marges de manœuvre réalistes dont on dispose dorénavant, une partie de moi s'est détachée sans hésitation et avec soulagement de ce morceau d’une ville qui nous a tenu à cœur depuis tant d’années. Notre Bordeaux de 1977, jeunes mariés ! Cet appartement, on va s’en séparer par impatience, de ma part, et à contre-courant plutôt qu'à contre-cœur, de la part de R. Mon étonnement a été grand, d'avoir pris si facilement une décision particulièrement difficile, si opposée à tout ce qui nous avait motivés jusqu'alors : un joli pied à terre bien situé et à proximité des enfants, qui habitent rive droite … Des traits simples, des gestes méticuleusement médités avaient suffi à R. pour, d'un seul souffle, emplir l'âme et l’espace de ces lieux.

Rideaux japonais, dont la lumière, parlant trop haut, égayait les yeux et les pensées, unanimement admirés ; meubles, décorations, couleurs se révélaient comme ce qu’ils sont le plus souvent : des caprices fragiles et splendides, propres à enchanter nos enfants et à épater gentiment nos proches. Cet appartement, c'était un coin exquis et salutaire dans lequel nous nous étions conviés depuis des années. Le bruit et les fureurs du calendrier ont été supérieurs au talent de R. Il y a désormais trop autour de nous. Trop de soucis, trop de pensées, trop de volontés contradictoires, trop d’abandons lucides de notre part, blessés par l’inattendu : tous ces excès nous déshéritent, nous, à notre insu. La capacité de réaction est une grâce, j'en fais l'expérience avec un sentiment de gratitude immense à R. pour sa compréhension devant ma décision trop expéditive, peut-être, que j’ai adoptée comme quelque chose d’irrémédiable, sans marche arrière. Notre rencontre d’il y a cinquante ans s’est dit très simplement, en dehors des tumultes romantiques et à l'abri de la lumière des poncifs, sur un oreiller d'herbe, à côté d’un vieil arbre, qui existe toujours et dont les racines se perdent au lit d’une rivière. Il ne s’agissait pas, pour moi, d'éblouir, mais d'être ébloui. Je l'ai été largement. Quand je rédige ces lignes, entre les griffes de la nostalgie, je remémore nos déménagements et emménagements, ces moments de notre vie en couple, au long de tant d’années, et j’observe lentement le parcours infatigable de ce chagrin mélancolique, du temps à jamais révolu, s'écoulant sans bruit, sans âge, sans fin et sans marche arrière, au plus profond dans nos corps et nos émotions.

 


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