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dimanche 26 juin 2022

Vacances convalescentes

 


Indifférent aux tribulations de la tourbe militarisée célébrant la Saint Martial à Irun avant de repartir en vacances, on lira avec profit, avachi dans sa chaise de jardin, le désopilant En attendant le roi du monde d’Olivier Maulin

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Nostalgie de Bordeaux. On a toujours été, R. et moi, des flâneurs. On toujours aimé regarder de près les espaces urbains, les écouter, trouver un refuge dans la foule. Nos yeux ont suivi les rues, les passants, les maisons, nos oreilles suivant nos yeux, nous indiquant où se porter. On se promenait, on déambulait, on se perdait sans s’être jamais perdus puisque nos flâneries n’avaient pas de but. On circulait avec nos portables, petits, légers, presque invisibles, c’est-à-dire inaperçus mais en même temps signe distinctif du touriste urbain s’il en est. Nos caméras numériques étaient comme le prolongement de notre regard, elles suivaient nos déambulations sans rien nous imposer, elles faisaient partie du mouvement de nos corps. Tout flâneur se fond dans l’activité de la ville, se blottit dans la foule, accompagne le mouvement des gens, voyage avec eux. Il les suit, un moment, voulant rentrer au plus profond d’eux-mêmes, et puis continue, se tourne vers d’autres qui lui livrent, de loin, sans le savoir, leur histoire. Walter Benjamin écrivait du flâneur : « La foule fait naître en l’homme qui s’y abandonne une sorte d’ivresse qui s’accompagne d’illusions très particulières, de sorte qu’il se flatte, en voyant le passant emporté par la foule, de l’avoir, d’après son extérieur, classé, reconnu dans tous les replis de son âme. » C’est ainsi que nous nous portions vers les gens, que nous apercevions des visages qui nous contaient une vie. La flânerie, l’art du touriste retraité, nous fait entrer dans toutes les vies. Grâce à nos portables qui se confondent avec nos yeux, nous nous intégrons à tout ce que nous voyons. Une idée générale presque obligatoire prétend que le touriste ne s’approprie rien, ou sinon sur le mode mercantile, qu’il reste extérieur au monde, et s’en revient chez lui, pour raconter au bureau, photos à l’appui, les couchers de soleil, les bains de mer, et quelques anecdotes teintées d’exotisme. Or, le touriste s’approprie tout. Ses images raconteront toutes les histoires, des vies, des fictions de vie. Il est l’observateur de Baudelaire, « un prince qui jouit partout de son incognito. »  De cette flânerie parmi les gens, qui n’est pas non plus une errance, on vous pardonne tout. Vous êtes un élément observateur, à prendre en considération. Vos promenades dans la ville créent une double impression : celle de l’image sur le fichier numérique et celle d’un étranger au milieu de cette foule, qui la contemple avec innocence. De là vient la grande poésie des photos et des vidéos non professionnels, de cette innocence avec laquelle on regarde le monde, de cette sympathie qu’on projette vers les gens. C’est de cette attitude que naissent les mouvements étranges, les envolées poétiques : les vieilles pierres, les jeunes garçons jouant au foot, cette calèche avec une belle mariée sous l’œil protecteur de son époux, des monuments avec des files d’attente interminables pour les visiter, tout ce qui parle encore, après deux années de pandémie terribles, de la vie en mouvement d’une ville, de tout ce qui rend vivant l’inanimé quand on le contemple longtemps après. Les gens, les pierres, les rues, s’animeront sous nos yeux si nous regardons à nouveau ces images, si nous les arrêtons quand elles défilent, trouvant en leur sein des choses qu’on n’avait pas vues sur le moment. Les fictions entrevues par le flâneur se poursuivent : tout son travail, c’est aussi de « faire dire des histoires aux images. » C’est ce que nous faisons à chaque fois sur nos passages dans la ville de Bordeaux, sur nos flâneries bordelaises. Nous regardons après, ensemble ou en famille, des centaines de photos. C’est immédiatement la leçon de choses. L’Histoire. Les rues inchangées. La ville blottie contre la pierre sèche et le choc de l’explosion d’une nouvelle géographie urbaine vers le XXIe siècle. L’aura d’un passé toujours là, qui fascine, avec quelque chose de mystique qui s’en dégage et, subitement, les lignes nouvelles créant des nouveaux paysages urbains du Bassin à Flot et Bacalan. La Gironde et le phare de la cité du Vin comme un repère guidant les pas du promeneur, lui donnant sa position dans la ville, lui indiquant toujours le chemin vers la mer proche. Nous avons toujours privilégié un Bordeaux très urbain, dominé par les bâtisses, où règnent les sons et le vacarme, mais aussi l’équilibre et la vitalité de ce qui est en train de se construire, animés de l’élan des nouvelles générations. Mais c’est aussi un lieu habité par la nature ! Dans d’autres villes, il y a des traces de nature, des arbres, des jardins, des parcs ; à Bordeaux, c’est la vraie nature qui domine. Elle indique la proximité de la mer par où se fait, immédiatement, la sortie de la ville. Avec une lumière, une limpidité et une clarté capables d’indiquer suffisamment la netteté des choses. Et comme par art de magie, c’est pendant nos séjours que les paquebots de croisière et les plus beaux voiliers passent sous le pont Chaban.
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Cancel culture. Le défaitisme et la haine de soi ont un double visage. D'une part, la conviction que le Blanc est le coupable absolu de tous les crimes, alors que l'homme blanc est très exactement aussi territorial, agressif, et conquérant que ses congénères de n’importe quelle autre couleur de peau. Son seul crime est d'avoir atteint un niveau de développement économique, culturel, technologique et humain supérieur, selon l’échelle du capitalisme partout triomphant et envié, à celui d’autres civilisations. Cette supériorité lui a permis de coloniser une bonne partie de la planète avec un bilan de résultats dont le détail n’est pas précisément à faire sans nuances. L'incapacité de l'Afrique à émerger de la corruption, de la guerre civile et de la pauvreté depuis la décolonisation semble démontrer que même avec ses motifs égoïstes, l'homme blanc a plus fait pour le développement de l'Afrique que les Africains eux-mêmes. Pourquoi ? Parce que le colonisateur exploiteur avait compris que pour s'en mettre plein les poches, il lui fallait une base économique prospère. Ce qui signifie respect des contrats et des droits de propriété, monnaie stable, ne pas traiter la main d'œuvre trop mal, etc. Chose que visiblement n'avaient pas compris les Dada, Bokassa, Mobutu et autres pillards du même style. Bref, la victoire de l'homme blanc n'est nullement due à ses instincts soi-disant plus meurtriers que ceux de ses concurrents, mais à ce que sa civilisation a atteint un stade lui permettant de vaincre ses concurrents. Imaginez un instant que Bongo, Biya, Sassou-Nguesso, Gnassingbé ou les gentils islamistes de Daesh aient eu la bombe atomique, ils en auraient fait un usage fort peu philanthropique, tout non-blancs qu'ils sont. La question intéressante est : pourquoi l'élite qui contrôle les médias, la culture et l'éducation parvient-elle à produire des générations de blancs convaincus de leur culpabilité, et donc de leur infériorité morale, alors que c'est faux, ce n'est pas dans leur intérêt, et ce n'est sans doute pas non plus dans l'intérêt des non-blancs, premières victimes de cette longue liste de dictateurs corrompus. En d'autres termes : comment ce virus létal qu'est le wokisme se propage-t-il et parvient-il à étouffer l'organisme qu'il parasite ? Sans doute parce que l'Occident darwinien, tout en créant des richesses, laisse sur le carreau un nombre croissant de ce qu’on appelle aujourd’hui les « exclus ». Ils le sont en un sens très relatif. Ils ont des téléphones portables, des voitures, des logements et des aides et allocations de plusieurs sortes. Mais ils lorgnent sur la richesse des autres et ils brisent le lien moral avec les générations futures. C'est le thème du roman de Houellebecq Les particules élémentaires. Ils sont, en d'autres termes, prêts à la redistribution ininterrompue, bien installes dans la mentalité après-moi, le déluge, dont la version inépuisable de l'Etat-Providence hypertrophié est le dicton de Keynes « à long terme, on est tous morts. » Il ne leur manque qu'un alibi moral, et cet alibi est celui de l'infériorité morale de l'homme blanc. Il permet de délégitimiser la richesse, puisqu'elle résulte du capitalisme, de l'impérialisme et de l'exploitation du tiers-monde, donc de s'en emparer, après avoir donné le signal du départ au pillage. Durant la Révolution Française, on délégitimisait la propriété des tyrans, puis on s'en emparait allégrement. Au moment où tout ce qui était pillable a été pille et qu’apparaissait la famine, un certain Bonaparte en profitait pour monter le bout de son nez. Rien de tel qu'une idéologie qui dit que votre ennemi est un tyran, en l’occurrence un inférieur, pour s'emparer impunément de ses biens. Le deuxième visage de la haine de soi, c'est la morale pseudo-hédoniste qui conduit, au nom de la recherche du plaisir personnel redéfini exclusivement comme une rébellion, a une irréversible dégradation de l'individu. Cet autre visage a pour nom drogue, films misérabilistes, backrooms, étrons exposés dans les musées, « seule et bourrée, je veux rentrer chez moi » (sola y borracha quiero volver a casa, slogan imbécile des profondément imbéciles femmes du surréaliste gouvernement sanchiste), que sais-je encore... et ce n'est pas un hasard si les franges de la population qui s'autodégradent de la sorte sont également les plus fidèles suppôts de l'idéologie de l'infériorité de l'homme blanc. Quoi de plus logique, si l'on considère appartenir à un groupe inférieur, que de s'autodétruire ? Les esprits perspicaces auront noté la prolifération de SDF dans les villes, belle preuve au passage des effets néfastes de la pseudo solidarité contre l’exclusion avec sa brochette d’allocations partout ; ils se seront aussi rendu compte qu'il n'y a pratiquement ni Noirs, ni Jaunes, ni Arabes parmi cette population. Cette espèce de morts vivants a été conduite à la déchéance par son propre refus de participer au processus de création de quoi que ce soit, parce que des idéologues criminels leur ont appris à haïr les valeurs (telles que le travail) qui président à cette création. Ces mêmes idéologues criminels leur ont inculqué la morale de l'autodestruction, c’est à dire une pseudo-rébellion contre l'ordre établi, en fait contre leurs parents bourgeois et bobos et plus généralement contre des institutions telles que la famille, représentant la communauté humaine à laquelle ils appartiennent. La tragique ironie est que, puisque cet ordre établi stipule qu'ils doivent être autonomes et subvenir à leurs propres besoins, ces pauvres intoxiqués du neurone en concluent que leur révolte passe nécessairement par l'autodestruction.

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Les extrêmes sont toujours fâcheux, mais ils sont sages quand ils sont nécessaires. Ce qu'ils ont de consolatif, c'est qu'ils ne sont jamais médiocres et qu'ils sont décisifs quand ils sont bons. » Cardinal de Retz, Mémoires, II partie, Edition Pléiade, p. 108

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Lassitude et morosité dans l’angoisse. On peut toujours se dire que c'est l’angoisse de l’attente de l’avis des médecins, pour R., le temps qu'il fait, la canicule, la nuit qui tombe de plus en plus tard... Non, c'est l'âge et le temps qui passe, les fantômes qui vous assaillent à peine a-t-on fermé les yeux, le dégoût des choses quotidiennes, trempées dans la peur et piégées par la dégoûtation écœurante des miasmes politiques. Il paraît qu’il faudrait s’en protéger, s'entourer de rituels personnels, de propitiations dérisoires et vaguement inutiles … Stratégies d'évitement, échappatoires, faux-fuyants, procrastinations. La plupart des tâches que nous impose la vie en société, rançon de notre confort ou de notre sécurité, sont passablement fastidieuses. Je comprends à présent ce vieux voisin, célibataire indolent et rustaud, qui, sur ses vieux jours, se donnait rarement la peine de répondre au téléphone et laissait s'entasser sur sa vaste table de cuisine le courrier qu'il n'ouvrait plus. En ces temps de bougeotte frénétique, je suis bien content de ma sédentarité quasi recluse. La solitude pascalienne dans sa chambre, j'y parviens assez bien, parmi des livres où nul regard étranger ne passe plus. En compagnie de mes bons hôtes muets, seul, au fond avec moi-même. Délectation narcissique : « Quand nous lisons, nous ne cherchons pas des idées neuves, mais des pensées déjà pensées par nous, à qui la page imprimée donne le sceau d'une confirmation. » C'est ce qu'écrivait Cesare Pavese, qu'on ne peut guère évoquer sans songer à sa fin, sans songer à la nôtre : « Scenderemo nel gorgo muti. » Envie de relire les Essais de Philippe Muray, dont les vitupérations et les détestations sont toujours d'actualité. À peine effacées (surtout, des enregistrements de vidéosurveillance !) les scènes de chaos près du Stade de France qui abritait la finale de la Ligue des champions, il faudrait citer intégralement ses "olympiades de la terreur", texte publié il y a plusieurs années dans le magazine Label France et repris dans Rejet de greffe (Exorcismes spirituels I, Les Belles Lettres) : « Ce qu'il y a quand même de fascinant, dans tout cela, ce qu'il y a d'attirant presque, ce sont les mille facettes de la bêtise éternelle que le sport incarne : la stupidité du muscle intensif, le crétinisme de la force, la niaiserie de l'exercice méthodique, l'optimisme absurde du dépassement de soi et de la répétition de ce dépassement, la sottise de la performance comme argument. Et j'oubliais l'insanité suprême, le rêve sportif absolu de la grande fraternité des peuples ; laquelle d'ailleurs, sur le terrain, se traduit automatiquement par son contraire radical (c'est, Dieu merci, le destin de toutes les bonnes intentions), c'est-à-dire le chauvinisme le plus sordide. Cela m'a toujours réjoui, moi, d'apprendre la défaite de la France à telle ou telle répugnante compétition internationale, à cause de la tête catastrophée de la plupart de mes concitoyens. » Un jour simplement imprudent, il serait aujourd’hui très dangereux de reprendre ces réflexions à voix haute, alors que le bon peuple, les supporteurs sans billets et les policiers qui tapent fort et sans raisons ont cédé la protagonisme aux banlieusards, pillards et voleurs qui ont fait que la Seine-Saint-Denis devienne largement une enclave martienne où se pratiquent d’autres formes du sportisme abrutisseur que dénonçait déjà Sébastien Faure en d'autres temps. Qui habet aures audiendi, audiat.

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Visites réitérées sur Facebook, où l'on ne trouve pas grand-chose qui vaille qu'on s'y arrête. Beaucoup de temps perdu. Intéressant, cependant, pour les chercheurs de l’avenir d'un point de vue sociologique : la sottise ordinaire, les goûts des autres et le kitsch à tous les étages. Bons sentiments et misère intellectuelle, sans parler des « amis » qui vous invitent à ceci ou à cela. Comme pour les sites porno ou les émissions d’Hanouna : on y va pour juste voir et on en redemande. À part ça, météo toujours bien ancrée dans la canicule. Chez les enfants, des activités de fin d’année scolaire, déplacements, jurys, prévisions pour l’année à venir. Pour A., fin du lycée, préparation du séjour en Irlande, musique. On ne s'en lasse pas...

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 Nostalgie de nos plaisirs touristiques minuscules. Droit à la paresse. Petites églises dans des bourgs paisibles, malheureusement presque abandonnés : L’Espagne vidée, la France profonde. Art roman ou gothique, quelques curieux chapiteaux, évocation de miracles, de foi disparue dans les catacombes, des merveilles à portée de main où la pierre blonde prend des tons dorés dans les lumières de fin d'après-midi, si humbles qu'elles semblent se cacher parmi les maisons qui les enserrent. Silence des hameaux, paix des pâturages. Au bord des routes, des arbres nous faisaient signe... J'avais, pour alimenter mon blog des tas de notes archivées au fil des ans, fort de mon admiration pour la machine internet, merveilleux outil d'émancipation et d'éveil, et de ma confiance en l’efficacité des fichiers informatiques. Mais des raisons inattendues, à part mon hédoniste paresse, un assez bien fondé nihilisme et le fait que ce qui se produit dans le vaste monde et qui présente le moindre intérêt (sale guerre d’Ukraine, dissimulée depuis 2014 par des média larbins du système, crises socio-économiques postpandémie, etc.) échappe à mes capacités de provoquer où que ce soit des réactions efficaces, au-delà d’une détestation, finalement toute verbale, de l’empire anglo-américain, m’ont poussé, découragé, à condamner ces précieuses notes à l’oubli plutôt qu’à la publication systématique et ordonnée. A qui ça pourrait intéresser ? En réalité, cet état de morosité s’explique aussi (par lucidité ?) non parce qu'il n'arriverait rien qui ne pût me susciter une analyse sociohistorique pertinente, capable de provoquer des glapissements de colère chez les pourris au pouvoir mettant au clair certains mécanismes, mais parce que j’ai l’impression que tout ce qui aujourd'hui arrive est déjà arrivé hier et que bis repetita non placent. Quoique, pour être plus exact, ce qui fournit en événements tragiques l'information, que je relève de préférence dans des médias ouverts au débat, sérieux et soucieux de déontologie, c’est-à-dire, pas nécessairement de mon bord mais indépendants des clan oligarchiques, et honnêtes, ne soit que la continuation logique de ce que nous avons déjà vécu, lu, vu. Les actions humaines sont cycliquement cumulatives et celles qui nous sont plus proches nous paraissent toujours un peu plus grosses, un peu plus effrayantes, un peu plus désolantes, pour le dire en trois mots : un peu pires. C'est peut-être toujours la même chose, seulement notre l’impression à nous, à chaque fois, oublie, prise sur le vif, les impressions du passé et s’agrippe à ce qui se passe au présent qu’il nous a été donné de vivre. Alors, que faire ? Des notules, des gribouillages, des anecdotes. Copier, comme Bouvard et Pécuchet, les âneries et les subtilités des autres, ce qui n'est qu'une façon d'assumer humainement notre propre bêtise, plutôt que de prétendre l'exorciser à soi tout seul. A quoi bon développer ? « Développées, les entrailles de l'homme mesurent neuf mètres. Enveloppées aussi. » (Louis Scutenaire, Mes inscriptions). Un blog, surtout à prétention littéraire ou mémorialiste, devient l'exutoire des chieurs d'encre impuissants, comme moi, des impubliés, des impubliables, des à qui la page-écran convient mieux que le volume imprimé. Paresse, donc, assumée au final sans trop de remords. 

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Il est bien connu que les comédiens de nos jours contribuent volontiers à la science politique, et je viens de lire sur les réseaux cette citation attribuée à un pauvre bouffon ignare, Alvaro Morte : « Mon personnage de Juan Sebastián Elcano (1476-1526) est très à gauche et nullement totalitaire ».  C’était, ouf, on a eu peur, « pour que la droite ne se l’approprie ». Il est tout de même plus modeste que le récemment disparu Jean-Louis Trintignant : « Tous les grands progrès humains se sont faits avec la gauche, il ne faut quand même pas l’oublier. » En effet : la domestication du feu et du bétail, l’invention de la roue, de l’écriture, de la métallurgie, de l’imprimerie et de l’électricité, la découverte de l’Amérique et j’en passe, sont certainement l’œuvre exclusive du génie fertile de la gauche. Cette affirmation pleine de discernement me rappelle une autre citation émanant d’un collègue de Trintignant, le non moins regretté Jean-Pierre Bacri : « Vous savez, je suis de gauche toute la journée, pas besoin d’être un héros pour ça : il me suffit de considérer l’intérêt général avant le particulier, de préférer le respect de l’individu aux lois du marché. Plus concrètement, d’essayer à chaque coin de rue d’être attentif à l’autre, à l’étranger, d’être tolérant. » En toute modestie : la bonté, le désintéressement, la générosité, l’altruisme, la tolérance, la sollicitude, sont des vertus exclusives de la gauche, dont la droite ingrate est hélas dépourvue, la nature est ainsi faite. On a parfois l’impression qu’à l’instar de monsieur Jourdain, qui faisait de la prose sans le savoir, l’homme de gauche tombe dans la stupidité verbale sans en avoir la moindre conscience, il déconne comme il respire. Il se voit si parfait qu’il ne peut seulement concevoir que l’on puisse ne pas penser tout à fait comme lui. Il est très ouvert à l’Autre, sauf quand l’Autre n’a pas les mêmes idées. Il adore la Différence, sauf sur le plan énonciatif.


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Nihil novum sub sole. Chamfort (et la tempête sur la France !) raconté par Marmontel in Mémoires, III, Livre XIV, pp. 185-193

 Nous avions à l’Académie françoise un des plus outrés partisans de la faction républicaine : c’étoit Chamfort, esprit fin, délié, plein d’un sel très piquant lorsqu’il s’égayoit sur les vices et sur les ridicules de la société, mais d’une humeur âcre et mordante contre les supériorités de rang et de fortune, qui blessoient son orgueil jaloux. De tous les envieux répandus dans le monde, Chamfort étoit celui qui pardonnoit le moins aux riches et aux grands l’opulence de leurs maisons et les délices de leurs tables, dont il étoit lui-même fort aise de jouir. Présens, et en particulier, il les ménageoit, les flattoit, et s’ingénioit à leur plaire ; il sembloit même qu’il en aimoit, qu’il en estimoit quelques-uns dont il faisoit de pompeux éloges. Bien entendu pourtant que, s’il avoit la complaisance d’être leur commensal et de loger chez eux, il falloit que, par leur crédit, il obtînt de la cour des récompenses littéraires, et il ne les en tenoit pas Quittes pour quelques mille écus de pension dont il jouissoit : c’étoit trop peu pour lui. «  Ces gens-là, disoit-il à Florian, doivent me procurer vingt mille livres de rente ; je ne vaux pas moins que cela. » À ce prix, il avoit des grands de prédilection qu’il exceptoit de ses satires ; mais, pour la caste en général, il la déchiroit sans pitié ; et, lorsqu’il crut voir ces fortunes et ces grandeurs au moment d’être renversées, aucun ne lui étant plus bon à rien, il fit divorce avec eux tous, et se rangea du côté du peuple. Dans nos sociétés, nous nous amusions quelquefois des saillies de son humeur, et, sans l’aimer, je le voyois avec précaution et avec bienséance, comme ne voulant pas m’en faire un ennemi. Un jour donc que nous étions restés seuls au Louvre, après la séance académique :

- Eh bien ! Me dit-il, vous n’êtes donc pas député ?

- Non, répondis-je, et je m’en console, comme le renard des raisins auxquels il ne pouvoit atteindre : Ils sont trop verts.

- En effet, reprit-il, je ne les crois pas assez mûrs pour vous. Votre âme est d’une trempe trop douce et trop flexible pour l’épreuve où elle seroit mise. On fait bien de vous réserver à une autre législature. Excellent pour édifier, vous ne valez rien pour détruire. 

Comme je savois que Chamfort étoit ami et confident de Mirabeau, l’un des chefs de la faction, je crus être à la source des instructions que je voulois avoir ; et, pour l’engager à s’expliquer, je feignis de ne pas l’entendre.

- Vous m’effrayez, lui dis-je, en parlant de détruire ; il me sembloit à moi qu’on ne vouloit que réparer.

- Oui, me dit-il, mais les réparations entraînent souvent des ruines : en attaquant un vieux mur, on ne peut pas répondre qu’il n’écroule sous le marteau, et, franchement, ici l’édifice est si délabré que je ne serois pas étonné qu’il fallût le démolir de fond en comble.

- De fond en comble ! m’écriai-je.

- Pourquoi pas ? repartit Chamfort, et sur un autre plan moins gothique et plus régulier. Seroit-ce, par exemple, un si grand mal qu’il n’y eût pas tant d’étages, et que tout y fût de plain-pied ? Vous désoleriez-vous de ne plus entendre parler d’éminences, ni de grandeurs, ni de titres, ni d’armoiries, ni de noblesse, ni de roture, ni du haut ni du bas clergé ? 

J’observai que l’égalité avoit toujours été la chimère des républiques, et le leurre que l’ambition présentoit à la vanité ; mais ce nivellement est surtout impossible dans une vaste monarchie ; et, en voulant tout abolir, il me semble, ajoutai-je, qu’on va plus loin que la nation ne l’entend, et plus loin qu’elle ne demande.

- Bon ! Reprit-il, la nation sait-elle ce qu’elle veut ? On lui fera vouloir et on lui fera dire ce qu’elle n’a jamais pensé ; et, si elle en doute, on lui répondra comme Crispin au légataire : « C’est votre léthargie ». La nation est un grand troupeau qui ne songe qu’à paître, et qu’avec de bons chiens les bergers mènent à leur gré. Après tout, c’est son bien que l’on veut faire à son insu : car, mon ami, ni votre vieux régime, ni votre culte, ni vos mœurs, ni toutes vos antiquailles de préjugés, ne méritent qu’on les ménage. Tout cela fait honte et pitié à un siècle comme le nôtre ; et, pour tracer un nouveau plan, on a toute raison de vouloir faire place nette.

- Place nette ¡ insistai-je, et le trône ? et l’autel ?

- Et le trône, et l’autel, me dit-il, tomberont ensemble : ce sont deux arcs-boutans appuyés l’un par l’autre ; et, que l’un des deux soit brisé, l’autre va fléchir.

Je dissimulai l’impression que me faisoit sa confidence, et, pour l’attirer plus avant :

- Vous m’annoncez, lui dis-je, une entreprise où je crois voir plus de difficultés que de moyens.

- Croyez-moi, reprit-il, les difficultés sont prévues et les moyens sont calculés. Alors il se développa, et j’appris que les calculs de la faction étoient fondés sur le caractère du roi, si éloigné de toute violence qu’on le croyoit pusillanime ; sur l’état actuel du clergé, où il n’y avoit plus, disoit-il, que quelques vertus sans talens, et quelques talens dégradés et déshonorés par des vices ; enfin, sur l’état même de la haute noblesse, que l’on disoit dégénérée, et dans laquelle peu de grands caractères soutenoient l’éclat d’un grand nom.

Mais c’étoit surtout en lui-même que le tiers état devoit mettre sa confiance. Cet ordre, dès longtemps fatigué d’une autorité arbitraire et graduellement oppressive jusque dans ses derniers rameaux, avoit sur les deux autres ordres non seulement l’avantage du nombre, mais celui de l’ensemble, mais celui du courage et de l’audace à tout braver.

- Enfin, disoit Chamfort, ce long amas d’impatience et d’indignation, formé comme un orage, et cet orage prêt à crever ; partout la confédération et l’insurrection déclarées, et, au signal donné par la province du Dauphiné, tout le royaume prêt à répondre par acclamation qu’il prétend être libre ; les provinces liguées, leur correspondance établie, et de Paris comme de leur centre l’esprit républicain allant porter au loin sa chaleur avec sa lumière : voilà l’état des choses. Sont-ce là des projets en l’air ?

J’avouai qu’en spéculation tout cela étoit imposant ; mais j’ajoutai qu’au delà des bornes d’une réforme désirable la meilleure partie de la nation ne laisseroit porter aucune atteinte aux lois de son pays et aux principes fondamentaux de la monarchie. Il convint que, dans ses foyers, à ses comptoirs, à ses bureaux, à ses ateliers d’industrie, une bonne partie de ces citadins casaniers trouveroient peut-être hardis des projets qui pourroient troubler leur repos et leurs jouissances. “Mais, s’ils les désapprouvent, ce ne sera, dit-il, que timidement et sans bruit, et l’on a, pour leur en imposer, cette classe déterminée qui ne voit rien pour elle à perdre au changement, et croit y voir tout à gagner. Pour l’ameuter, on a les plus puissans mobiles : la disette, la faim, l’argent, des bruits d’alarme et d’épouvante, et le délire de frayeur et de rage dont on frappera ses esprits. Vous n’avez entendu parmi la bourgeoisie que d’élégans parleurs. Sachez que tous nos orateurs de tribune ne sont rien en comparaison des Démosthènes à un écu par tête, qui, dans les cabarets, dans les places publiques, dans les jardins et sur les quais, annoncent des ravages, des incendies, des villages saccagés, inondés de sang, des complots d’assiéger et d’affamer Paris. C’est là ce que j’appelle des hommes éloquens. L’argent surtout et l’espoir du pillage sont tout-puissans parmi ce peuple. Nous venons d’en faire l’essai au faubourg Saint-Antoine ; et vous ne sauriez croire combien peu il en a coûté au duc d’Orléans pour faire saccager la manufacture de cet honnête Réveillon, qui dans ce même peuple faisoit subsister cent familles. Mirabeau soutient plaisamment qu’avec un millier de louis on peut faire une jolie sédition.

- Ainsi, lui dis-je, vos essais sont des crimes, et vos milices sont des brigands.

- Il le faut bien, me répondit-il froidement. Que feriez-vous de tout ce peuple en le muselant de vos principes de l’honnête et du juste ? Les gens de bien sont foibles, personnels et timides ; il n’y a que les vauriens qui soient déterminés. L’avantage du peuple, dans les révolutions, est de n’avoir point de morale. Comment tenir contre des hommes à qui tous les moyens sont bons ? Mirabeau a raison : il n’y a pas une seule de nos vieilles vertus qui puisse nous servir ; il n’en faut point au peuple, ou il lui en faut d’une autre trempe. Tout ce qui est nécessaire à la révolution, tout ce qui lui est utile, est juste : c’est là le grand principe.

- C’est peut-être celui du duc d’Orléans, répliquai-je ; mais je ne vois que lui pour chef à ce peuple en insurrection, et je n’ai pas, je vous l’avoue, grande opinion de son courage.

- Vous avez raison, me dit-il, et Mirabeau, qui le connoît bien, dit que ce seroit bâtir sur de la boue que de compter sur lui. Mais il s’est montré populaire, il porte un nom qui en impose, il a des millions à répandre, il déteste le roi, il déteste encore plus la reine ; et, si le courage lui manque, on lui en donnera : car, dans le peuple même, on aura des chefs intrépides, surtout dès le moment qu’ils se seront montrés rebelles et qu’ils se croiront criminels : car il n’y a plus à reculer quand on n’a derrière soi pour retraite que l’échafaud. La peur, sans espérance de salut, est le vrai courage du peuple. On aura des forces immenses si l’on peut obtenir une immense complicité. Mais, ajouta-t-il, je vois que mes espérances vous attristent : vous ne voulez pas d’une liberté qui coûtera beaucoup d’or et de sang. Voulez-vous qu’on vous fasse des révolutions à l’eau rose ?

Là finit l’entretien, et nous nous séparâmes, lui sans doute plein de mépris pour mes minutieux scrupules, et moi peu satisfait de sa fière immoralité. Le malheureux s’en est puni en s’égorgeant lui-même, lorsqu’il a connu ses erreurs.

 

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