Indifférent aux tribulations de la
tourbe militarisée célébrant la Saint Martial à Irun avant de repartir en vacances, on
lira avec profit, avachi dans sa chaise de jardin, le désopilant En
attendant le roi du monde d’Olivier Maulin
***
Nostalgie
de Bordeaux. On a toujours été, R. et moi, des flâneurs. On toujours aimé regarder
de près les espaces urbains, les écouter, trouver un refuge dans la foule. Nos
yeux ont suivi les rues, les passants, les maisons, nos oreilles suivant nos
yeux, nous indiquant où se porter. On se promenait, on déambulait, on se perdait
sans s’être jamais perdus puisque nos flâneries n’avaient pas de but. On circulait
avec nos portables, petits, légers, presque invisibles, c’est-à-dire inaperçus
mais en même temps signe distinctif du touriste urbain s’il en est. Nos caméras
numériques étaient comme le prolongement de notre regard, elles suivaient nos
déambulations sans rien nous imposer, elles faisaient partie du mouvement de nos
corps. Tout flâneur se fond dans l’activité de la ville, se blottit dans la
foule, accompagne le mouvement des gens, voyage avec eux. Il les suit, un
moment, voulant rentrer au plus profond d’eux-mêmes, et puis continue, se
tourne vers d’autres qui lui livrent, de loin, sans le savoir, leur histoire.
Walter Benjamin écrivait du flâneur : « La foule fait naître en l’homme qui s’y
abandonne une sorte d’ivresse qui s’accompagne d’illusions très particulières,
de sorte qu’il se flatte, en voyant le passant emporté par la foule, de
l’avoir, d’après son extérieur, classé, reconnu dans tous les replis de son
âme. » C’est ainsi que nous nous portions vers les gens, que nous apercevions
des visages qui nous contaient une vie. La flânerie, l’art du touriste retraité,
nous fait entrer dans toutes les vies. Grâce à nos portables qui se confondent
avec nos yeux, nous nous intégrons à tout ce que nous voyons. Une idée générale
presque obligatoire prétend que le touriste ne s’approprie rien, ou sinon sur
le mode mercantile, qu’il reste extérieur au monde, et s’en revient chez lui,
pour raconter au bureau, photos à l’appui, les couchers de soleil, les bains de
mer, et quelques anecdotes teintées d’exotisme. Or, le touriste s’approprie
tout. Ses images raconteront toutes les histoires, des vies, des fictions de
vie. Il est l’observateur de Baudelaire, « un prince qui jouit partout de
son incognito. » De cette flânerie
parmi les gens, qui n’est pas non plus une errance, on vous pardonne tout. Vous
êtes un élément observateur, à prendre en considération. Vos promenades
dans la ville créent une double impression : celle de l’image sur le
fichier numérique et celle d’un étranger au milieu de cette foule, qui la
contemple avec innocence. De là vient la grande poésie des photos et des vidéos
non professionnels, de cette innocence avec laquelle on regarde le monde, de
cette sympathie qu’on projette vers les gens. C’est de cette attitude que
naissent les mouvements étranges, les envolées poétiques : les vieilles pierres,
les jeunes garçons jouant au foot, cette calèche avec une belle mariée sous
l’œil protecteur de son époux, des monuments avec des files d’attente
interminables pour les visiter, tout ce qui parle encore, après deux années de
pandémie terribles, de la vie en mouvement d’une ville, de tout ce qui rend
vivant l’inanimé quand on le contemple longtemps après. Les gens, les pierres,
les rues, s’animeront sous nos yeux si nous regardons à nouveau ces images, si
nous les arrêtons quand elles défilent, trouvant en leur sein des choses qu’on
n’avait pas vues sur le moment. Les fictions entrevues par le flâneur se
poursuivent : tout son travail, c’est aussi de « faire dire des histoires
aux images. » C’est ce que nous faisons à chaque fois sur nos passages
dans la ville de Bordeaux, sur nos flâneries bordelaises. Nous regardons après,
ensemble ou en famille, des centaines de photos. C’est immédiatement la leçon
de choses. L’Histoire. Les rues inchangées. La ville blottie contre la pierre
sèche et le choc de l’explosion d’une nouvelle géographie urbaine vers le XXIe
siècle. L’aura d’un passé toujours là, qui fascine, avec quelque chose de
mystique qui s’en dégage et, subitement, les lignes nouvelles créant des
nouveaux paysages urbains du Bassin à Flot et Bacalan. La Gironde et le phare
de la cité du Vin comme un repère guidant les pas du promeneur, lui donnant sa
position dans la ville, lui indiquant toujours le chemin vers la mer proche.
Nous avons toujours privilégié un Bordeaux très urbain, dominé par les
bâtisses, où règnent les sons et le vacarme, mais aussi l’équilibre et la
vitalité de ce qui est en train de se construire, animés de l’élan des
nouvelles générations. Mais c’est aussi un lieu habité par la nature !
Dans d’autres villes, il y a des traces de nature, des arbres, des jardins, des
parcs ; à Bordeaux, c’est la vraie nature qui domine. Elle indique la proximité
de la mer par où se fait, immédiatement, la sortie de la ville. Avec une
lumière, une limpidité et une clarté capables d’indiquer suffisamment la
netteté des choses. Et comme par art de magie, c’est pendant nos séjours que les
paquebots de croisière et les plus beaux voiliers passent sous le pont Chaban.
***
Cancel
culture. Le défaitisme et la haine de soi ont un double visage. D'une
part, la conviction que le Blanc est le coupable absolu de tous les crimes,
alors que l'homme blanc est très exactement aussi territorial, agressif, et
conquérant que ses congénères de n’importe quelle autre couleur de peau. Son
seul crime est d'avoir atteint un niveau de développement économique, culturel,
technologique et humain supérieur, selon l’échelle du capitalisme partout
triomphant et envié, à celui d’autres civilisations. Cette supériorité lui a
permis de coloniser une bonne partie de la planète avec un bilan de résultats dont
le détail n’est pas précisément à faire sans nuances. L'incapacité de l'Afrique
à émerger de la corruption, de la guerre civile et de la pauvreté depuis la
décolonisation semble démontrer que même avec ses motifs égoïstes, l'homme
blanc a plus fait pour le développement de l'Afrique que les Africains
eux-mêmes. Pourquoi ? Parce que le colonisateur exploiteur avait compris que
pour s'en mettre plein les poches, il lui fallait une base économique prospère.
Ce qui signifie respect des contrats et des droits de propriété, monnaie
stable, ne pas traiter la main d'œuvre trop mal, etc. Chose que visiblement
n'avaient pas compris les Dada, Bokassa, Mobutu et autres pillards du même
style. Bref, la victoire de l'homme blanc n'est nullement due à ses instincts soi-disant
plus meurtriers que ceux de ses concurrents, mais à ce que sa civilisation a atteint
un stade lui permettant de vaincre ses concurrents. Imaginez un instant que Bongo,
Biya, Sassou-Nguesso, Gnassingbé ou les gentils islamistes de Daesh aient eu la
bombe atomique, ils en auraient fait un usage fort peu philanthropique, tout non-blancs
qu'ils sont. La question intéressante est : pourquoi l'élite qui contrôle les
médias, la culture et l'éducation parvient-elle à produire des générations de
blancs convaincus de leur culpabilité, et donc de leur infériorité morale,
alors que c'est faux, ce n'est pas dans leur intérêt, et ce n'est sans doute
pas non plus dans l'intérêt des non-blancs, premières victimes de cette longue
liste de dictateurs corrompus. En d'autres termes : comment ce virus létal
qu'est le wokisme se propage-t-il et parvient-il à étouffer l'organisme
qu'il parasite ? Sans doute parce que l'Occident darwinien, tout en créant des
richesses, laisse sur le carreau un nombre croissant de ce qu’on appelle
aujourd’hui les « exclus ». Ils le sont en un sens très relatif. Ils
ont des téléphones portables, des voitures, des logements et des aides et allocations
de plusieurs sortes. Mais ils lorgnent sur la richesse des autres et ils
brisent le lien moral avec les générations futures. C'est le thème du roman de
Houellebecq Les particules élémentaires. Ils sont, en d'autres termes,
prêts à la redistribution ininterrompue, bien installes dans la mentalité après-moi, le déluge, dont
la version inépuisable de l'Etat-Providence hypertrophié est le dicton de
Keynes « à long terme, on est tous morts. » Il ne leur manque qu'un
alibi moral, et cet alibi est celui de l'infériorité morale de l'homme blanc.
Il permet de délégitimiser la richesse, puisqu'elle résulte du capitalisme, de l'impérialisme
et de l'exploitation du tiers-monde, donc de s'en emparer, après avoir donné le
signal du départ au pillage. Durant la Révolution Française, on délégitimisait
la propriété des tyrans, puis on s'en emparait allégrement. Au moment où
tout ce qui était pillable a été pille et qu’apparaissait la famine, un certain
Bonaparte en profitait pour monter le bout de son nez. Rien de tel qu'une
idéologie qui dit que votre ennemi est un tyran, en l’occurrence un inférieur,
pour s'emparer impunément de ses biens. Le deuxième visage de la haine de soi,
c'est la morale pseudo-hédoniste qui conduit, au nom de la recherche du plaisir
personnel redéfini exclusivement comme une rébellion, a une irréversible
dégradation de l'individu. Cet autre visage a pour nom drogue, films
misérabilistes, backrooms,
étrons exposés dans les musées, « seule et bourrée, je veux rentrer chez
moi » (sola y borracha quiero volver a casa, slogan imbécile des
profondément imbéciles femmes du surréaliste gouvernement sanchiste), que
sais-je encore... et ce n'est pas un hasard si les franges de la population qui
s'autodégradent de la sorte sont également les plus fidèles suppôts de
l'idéologie de l'infériorité de l'homme blanc. Quoi de plus logique, si l'on
considère appartenir à un groupe inférieur, que de s'autodétruire ? Les esprits
perspicaces auront noté la prolifération de SDF dans les villes, belle preuve
au passage des effets néfastes de la pseudo solidarité contre
l’exclusion avec sa brochette d’allocations partout ; ils se seront aussi rendu
compte qu'il n'y a pratiquement ni Noirs, ni Jaunes, ni Arabes parmi cette
population. Cette espèce de morts vivants a été conduite à la déchéance par son
propre refus de participer au processus de création de quoi que ce soit, parce
que des idéologues criminels leur ont appris à haïr les valeurs (telles que le
travail) qui président à cette création. Ces mêmes idéologues criminels leur
ont inculqué la morale de l'autodestruction, c’est à dire une pseudo-rébellion
contre l'ordre établi, en fait contre leurs parents bourgeois et bobos et
plus généralement contre des institutions telles que la famille, représentant
la communauté humaine à laquelle ils appartiennent. La tragique ironie est que,
puisque cet ordre établi stipule qu'ils doivent être autonomes et subvenir
à leurs propres besoins, ces pauvres intoxiqués du neurone en concluent que leur
révolte passe nécessairement par l'autodestruction.
***
Les extrêmes sont toujours
fâcheux, mais ils sont sages quand ils sont nécessaires. Ce qu'ils ont de
consolatif, c'est qu'ils ne sont jamais médiocres et qu'ils sont décisifs quand
ils sont bons. » Cardinal de Retz, Mémoires, II partie, Edition
Pléiade, p. 108
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Lassitude
et morosité dans l’angoisse. On peut
toujours se dire que c'est l’angoisse de l’attente de l’avis des médecins, pour
R., le temps qu'il fait, la canicule, la nuit qui tombe de plus en plus tard...
Non, c'est l'âge et le temps qui passe, les fantômes qui vous assaillent à
peine a-t-on fermé les yeux, le dégoût des choses quotidiennes, trempées dans
la peur et piégées par la dégoûtation écœurante des miasmes politiques. Il paraît
qu’il faudrait s’en protéger, s'entourer de rituels personnels, de
propitiations dérisoires et vaguement inutiles … Stratégies d'évitement, échappatoires,
faux-fuyants, procrastinations. La plupart des tâches que nous impose la vie en
société, rançon de notre confort ou de notre sécurité, sont passablement
fastidieuses. Je comprends à présent ce vieux voisin, célibataire indolent et
rustaud, qui, sur ses vieux jours, se donnait rarement la peine de répondre au
téléphone et laissait s'entasser sur sa vaste table de cuisine le courrier
qu'il n'ouvrait plus. En ces temps de bougeotte frénétique, je suis bien
content de ma sédentarité quasi recluse. La solitude pascalienne dans sa
chambre, j'y parviens assez bien, parmi des livres où nul regard étranger ne
passe plus. En compagnie de mes bons hôtes muets, seul, au fond avec moi-même.
Délectation narcissique : « Quand nous lisons, nous ne cherchons pas des idées
neuves, mais des pensées déjà pensées par nous, à qui la page imprimée donne le
sceau d'une confirmation. » C'est ce qu'écrivait Cesare Pavese, qu'on ne peut
guère évoquer sans songer à sa fin, sans songer à la nôtre : « Scenderemo nel gorgo muti. » Envie de
relire les Essais de Philippe Muray,
dont les vitupérations et les détestations sont toujours d'actualité. À peine effacées
(surtout, des enregistrements de vidéosurveillance !) les scènes de chaos
près du Stade de France qui abritait la finale de la Ligue des champions, il
faudrait citer intégralement ses "olympiades de la terreur",
texte publié il y a plusieurs années dans le magazine Label France et
repris dans Rejet de greffe (Exorcismes spirituels I, Les
Belles Lettres) : « Ce qu'il y a quand même de fascinant, dans tout cela, ce
qu'il y a d'attirant presque, ce sont les mille facettes de la bêtise éternelle
que le sport incarne : la stupidité du muscle intensif, le crétinisme de la
force, la niaiserie de l'exercice méthodique, l'optimisme absurde du
dépassement de soi et de la répétition de ce dépassement, la sottise de la
performance comme argument. Et j'oubliais l'insanité suprême, le rêve sportif
absolu de la grande fraternité des peuples ; laquelle d'ailleurs, sur le
terrain, se traduit automatiquement par son contraire radical (c'est, Dieu
merci, le destin de toutes les bonnes intentions), c'est-à-dire le chauvinisme
le plus sordide. Cela m'a toujours réjoui, moi, d'apprendre la défaite de la
France à telle ou telle répugnante compétition internationale, à cause de la
tête catastrophée de la plupart de mes concitoyens. » Un jour simplement imprudent,
il serait aujourd’hui très dangereux de reprendre ces réflexions à voix haute,
alors que le bon peuple, les supporteurs sans billets et les
policiers qui tapent fort et sans raisons ont cédé la protagonisme aux banlieusards, pillards et voleurs qui ont fait que la
Seine-Saint-Denis devienne largement une enclave martienne où se pratiquent
d’autres formes du sportisme abrutisseur que dénonçait déjà Sébastien
Faure en d'autres temps. Qui habet aures audiendi, audiat.
***
Visites réitérées
sur Facebook, où l'on ne trouve pas grand-chose qui vaille qu'on s'y arrête. Beaucoup
de temps perdu. Intéressant, cependant, pour les chercheurs de l’avenir d'un
point de vue sociologique : la sottise ordinaire, les goûts des autres et le
kitsch à tous les étages. Bons sentiments et misère intellectuelle, sans parler
des « amis » qui vous invitent à ceci ou à cela. Comme pour les sites porno ou les
émissions d’Hanouna : on y va pour juste voir et on en redemande. À part ça,
météo toujours bien ancrée dans la canicule. Chez les enfants, des activités de
fin d’année scolaire, déplacements, jurys, prévisions pour l’année à venir. Pour
A., fin du lycée, préparation du séjour en Irlande, musique. On ne s'en lasse
pas...
***
Nostalgie de nos
plaisirs touristiques minuscules. Droit à la paresse. Petites
églises dans des bourgs paisibles, malheureusement presque abandonnés :
L’Espagne vidée, la France profonde. Art roman ou gothique, quelques curieux
chapiteaux, évocation de miracles, de foi disparue dans les catacombes, des
merveilles à portée de main où la pierre blonde prend des tons dorés dans les
lumières de fin d'après-midi, si humbles qu'elles semblent se cacher parmi les
maisons qui les enserrent. Silence des hameaux, paix des pâturages. Au bord des
routes, des arbres nous faisaient signe... J'avais, pour alimenter mon blog des tas de notes archivées au fil
des ans, fort de mon admiration pour la machine internet, merveilleux outil d'émancipation et d'éveil, et de ma
confiance en l’efficacité des fichiers informatiques. Mais des raisons
inattendues, à part mon hédoniste paresse, un assez bien fondé nihilisme et le
fait que ce qui se produit dans le vaste monde et qui présente le moindre
intérêt (sale guerre d’Ukraine, dissimulée depuis 2014 par des média larbins du
système, crises socio-économiques postpandémie, etc.) échappe à mes capacités
de provoquer où que ce soit des réactions efficaces, au-delà d’une détestation,
finalement toute verbale, de l’empire anglo-américain, m’ont poussé, découragé,
à condamner ces précieuses notes à l’oubli plutôt qu’à la publication
systématique et ordonnée. A qui ça pourrait intéresser ? En réalité, cet
état de morosité s’explique aussi (par lucidité ?) non parce qu'il
n'arriverait rien qui ne pût me susciter une analyse sociohistorique pertinente,
capable de provoquer des glapissements de colère chez les pourris au pouvoir mettant
au clair certains mécanismes, mais parce que j’ai l’impression que tout ce qui
aujourd'hui arrive est déjà arrivé hier et que bis repetita non placent. Quoique, pour être plus exact, ce qui fournit en événements tragiques l'information, que je relève de préférence dans
des médias ouverts au débat, sérieux et soucieux de déontologie, c’est-à-dire, pas
nécessairement de mon bord mais indépendants des clan oligarchiques, et honnêtes,
ne soit que la continuation logique de ce que nous avons déjà vécu, lu, vu. Les
actions humaines sont cycliquement cumulatives et celles qui nous sont plus
proches nous paraissent toujours un peu plus grosses, un peu plus effrayantes,
un peu plus désolantes, pour le dire en trois mots : un peu pires.
C'est peut-être toujours la même chose, seulement notre l’impression à nous, à chaque
fois, oublie, prise sur le vif, les impressions du passé et s’agrippe à ce qui
se passe au présent qu’il nous a été donné de vivre. Alors, que faire ? Des
notules, des gribouillages, des anecdotes. Copier, comme Bouvard et Pécuchet,
les âneries et les subtilités des autres, ce qui n'est qu'une façon d'assumer
humainement notre propre bêtise, plutôt que de prétendre l'exorciser à soi tout
seul. A quoi bon développer ? « Développées, les entrailles de
l'homme mesurent neuf mètres. Enveloppées aussi. » (Louis Scutenaire, Mes
inscriptions).
Un blog, surtout à prétention littéraire ou mémorialiste, devient l'exutoire
des chieurs d'encre impuissants, comme moi, des impubliés, des impubliables, des
à qui la page-écran convient mieux que le volume imprimé. Paresse, donc,
assumée au final sans trop de remords.
***
Il est bien connu que les
comédiens de nos jours contribuent volontiers à la science politique, et je
viens de lire sur les réseaux cette citation attribuée à un pauvre bouffon
ignare, Alvaro Morte : « Mon personnage de Juan Sebastián
Elcano (1476-1526) est très à gauche et nullement totalitaire ». C’était, ouf, on a eu peur, « pour que la
droite ne se l’approprie ». Il est tout de même plus modeste que le
récemment disparu Jean-Louis Trintignant : « Tous les grands progrès
humains se sont faits avec la gauche, il ne faut quand même pas l’oublier. » En
effet : la domestication du feu et du bétail, l’invention de la roue, de
l’écriture, de la métallurgie, de l’imprimerie et de l’électricité, la
découverte de l’Amérique et j’en passe, sont certainement l’œuvre exclusive du
génie fertile de la gauche. Cette affirmation pleine de discernement me
rappelle une autre citation émanant d’un collègue de Trintignant, le non moins
regretté Jean-Pierre Bacri : « Vous savez, je suis de gauche toute la
journée, pas besoin d’être un héros pour ça : il me suffit de considérer
l’intérêt général avant le particulier, de préférer le respect de l’individu
aux lois du marché. Plus concrètement, d’essayer à chaque coin de rue d’être
attentif à l’autre, à l’étranger, d’être tolérant. » En toute modestie :
la bonté, le désintéressement, la générosité, l’altruisme, la tolérance, la
sollicitude, sont des vertus exclusives de la gauche, dont la droite ingrate
est hélas dépourvue, la nature est ainsi faite. On a parfois l’impression qu’à
l’instar de monsieur Jourdain, qui faisait de la prose sans le savoir, l’homme
de gauche tombe dans la stupidité verbale sans en avoir la moindre conscience,
il déconne comme il respire. Il se voit si parfait qu’il ne peut seulement
concevoir que l’on puisse ne pas penser tout à fait comme lui. Il est très
ouvert à l’Autre, sauf quand l’Autre n’a pas les mêmes idées. Il adore la
Différence, sauf sur le plan énonciatif.
***
Nihil novum sub
sole. Chamfort (et la tempête sur la France !) raconté par
Marmontel in Mémoires,
III, Livre XIV, pp. 185-193
Nous avions à l’Académie françoise
un des plus outrés partisans de la faction républicaine : c’étoit Chamfort,
esprit fin, délié, plein d’un sel très piquant lorsqu’il s’égayoit sur les
vices et sur les ridicules de la société, mais d’une humeur âcre et mordante
contre les supériorités de rang et de fortune, qui blessoient son orgueil
jaloux. De tous les envieux répandus dans le monde, Chamfort étoit celui qui
pardonnoit le moins aux riches et aux grands l’opulence de leurs maisons et les
délices de leurs tables, dont il étoit lui-même fort aise de jouir. Présens, et
en particulier, il les ménageoit, les flattoit, et s’ingénioit à leur plaire ;
il sembloit même qu’il en aimoit, qu’il en estimoit quelques-uns dont il
faisoit de pompeux éloges. Bien entendu pourtant que, s’il avoit la
complaisance d’être leur commensal et de loger chez eux, il falloit que, par
leur crédit, il obtînt de la cour des récompenses littéraires, et il ne les en
tenoit pas Quittes pour quelques mille écus de pension dont il jouissoit :
c’étoit trop peu pour lui. « Ces gens-là, disoit-il à Florian, doivent me
procurer vingt mille livres de rente ; je ne vaux pas moins que cela. » À
ce prix, il avoit des grands de prédilection qu’il exceptoit de ses satires ;
mais, pour la caste en général, il la déchiroit sans pitié ; et, lorsqu’il crut
voir ces fortunes et ces grandeurs au moment d’être renversées, aucun ne lui
étant plus bon à rien, il fit divorce avec eux tous, et se rangea du côté du
peuple. Dans nos sociétés, nous nous amusions quelquefois des saillies de son
humeur, et, sans l’aimer, je le voyois avec précaution et avec bienséance,
comme ne voulant pas m’en faire un ennemi. Un jour donc que nous étions restés
seuls au Louvre, après la séance académique :
- Eh bien ! Me dit-il, vous n’êtes
donc pas député ?
- Non, répondis-je, et je m’en
console, comme le renard des raisins auxquels il ne pouvoit atteindre : Ils
sont trop verts.
- En effet, reprit-il, je ne les
crois pas assez mûrs pour vous. Votre âme est d’une trempe trop douce et trop
flexible pour l’épreuve où elle seroit mise. On fait bien de vous réserver à
une autre législature. Excellent pour édifier, vous ne valez rien pour
détruire.
Comme je savois que Chamfort étoit
ami et confident de Mirabeau, l’un des chefs de la faction, je crus être à la
source des instructions que je voulois avoir ; et, pour l’engager à
s’expliquer, je feignis de ne pas l’entendre.
- Vous m’effrayez, lui dis-je, en
parlant de détruire ; il me sembloit à moi qu’on ne vouloit que réparer.
- Oui, me dit-il, mais les
réparations entraînent souvent des ruines : en attaquant un vieux mur, on ne
peut pas répondre qu’il n’écroule sous le marteau, et, franchement, ici
l’édifice est si délabré que je ne serois pas étonné qu’il fallût le démolir de
fond en comble.
- De fond en comble ! m’écriai-je.
- Pourquoi pas ? repartit
Chamfort, et sur un autre plan moins gothique et plus régulier. Seroit-ce, par
exemple, un si grand mal qu’il n’y eût pas tant d’étages, et que tout y fût de
plain-pied ? Vous désoleriez-vous de ne plus entendre parler d’éminences, ni de
grandeurs, ni de titres, ni d’armoiries, ni de noblesse, ni de roture, ni du
haut ni du bas clergé ?
J’observai que l’égalité avoit
toujours été la chimère des républiques, et le leurre que l’ambition présentoit
à la vanité ; mais ce nivellement est surtout impossible dans une vaste
monarchie ; et, en voulant tout abolir, il me semble, ajoutai-je, qu’on va plus
loin que la nation ne l’entend, et plus loin qu’elle ne demande.
- Bon ! Reprit-il, la nation sait-elle
ce qu’elle veut ? On lui fera vouloir et on lui fera dire ce qu’elle n’a jamais
pensé ; et, si elle en doute, on lui répondra comme Crispin au légataire : «
C’est votre léthargie ». La nation est un grand troupeau qui ne songe qu’à
paître, et qu’avec de bons chiens les bergers mènent à leur gré. Après tout,
c’est son bien que l’on veut faire à son insu : car, mon ami, ni votre vieux
régime, ni votre culte, ni vos mœurs, ni toutes vos antiquailles de préjugés,
ne méritent qu’on les ménage. Tout cela fait honte et pitié à un siècle comme
le nôtre ; et, pour tracer un nouveau plan, on a toute raison de vouloir faire
place nette.
- Place nette ¡ insistai-je, et le
trône ? et l’autel ?
- Et le trône, et l’autel, me
dit-il, tomberont ensemble : ce sont deux arcs-boutans appuyés l’un par l’autre
; et, que l’un des deux soit brisé, l’autre va fléchir.
Je dissimulai l’impression que me
faisoit sa confidence, et, pour l’attirer plus avant :
- Vous m’annoncez, lui dis-je, une
entreprise où je crois voir plus de difficultés que de moyens.
- Croyez-moi, reprit-il, les
difficultés sont prévues et les moyens sont calculés. Alors il se développa, et
j’appris que les calculs de la faction étoient fondés sur le caractère du roi,
si éloigné de toute violence qu’on le croyoit pusillanime ; sur l’état actuel
du clergé, où il n’y avoit plus, disoit-il, que quelques vertus sans talens, et
quelques talens dégradés et déshonorés par des vices ; enfin, sur l’état même
de la haute noblesse, que l’on disoit dégénérée, et dans laquelle peu de grands
caractères soutenoient l’éclat d’un grand nom.
Mais c’étoit surtout en lui-même
que le tiers état devoit mettre sa confiance. Cet ordre, dès longtemps fatigué
d’une autorité arbitraire et graduellement oppressive jusque dans ses derniers
rameaux, avoit sur les deux autres ordres non seulement l’avantage du nombre,
mais celui de l’ensemble, mais celui du courage et de l’audace à tout braver.
- Enfin, disoit Chamfort, ce long
amas d’impatience et d’indignation, formé comme un orage, et cet orage prêt à
crever ; partout la confédération et l’insurrection déclarées, et, au signal
donné par la province du Dauphiné, tout le royaume prêt à répondre par
acclamation qu’il prétend être libre ; les provinces liguées, leur
correspondance établie, et de Paris comme de leur centre l’esprit républicain
allant porter au loin sa chaleur avec sa lumière : voilà l’état des choses.
Sont-ce là des projets en l’air ?
J’avouai qu’en spéculation tout
cela étoit imposant ; mais j’ajoutai qu’au delà des bornes d’une réforme
désirable la meilleure partie de la nation ne laisseroit porter aucune atteinte
aux lois de son pays et aux principes fondamentaux de la monarchie. Il convint
que, dans ses foyers, à ses comptoirs, à ses bureaux, à ses ateliers
d’industrie, une bonne partie de ces citadins casaniers trouveroient peut-être
hardis des projets qui pourroient troubler leur repos et leurs jouissances.
“Mais, s’ils les désapprouvent, ce ne sera, dit-il, que timidement et sans
bruit, et l’on a, pour leur en imposer, cette classe déterminée qui ne voit
rien pour elle à perdre au changement, et croit y voir tout à gagner. Pour
l’ameuter, on a les plus puissans mobiles : la disette, la faim, l’argent, des
bruits d’alarme et d’épouvante, et le délire de frayeur et de rage dont on
frappera ses esprits. Vous n’avez entendu parmi la bourgeoisie que d’élégans
parleurs. Sachez que tous nos orateurs de tribune ne sont rien en comparaison
des Démosthènes à un écu par tête, qui, dans les cabarets, dans les places
publiques, dans les jardins et sur les quais, annoncent des ravages, des
incendies, des villages saccagés, inondés de sang, des complots d’assiéger et
d’affamer Paris. C’est là ce que j’appelle des hommes éloquens. L’argent
surtout et l’espoir du pillage sont tout-puissans parmi ce peuple. Nous venons
d’en faire l’essai au faubourg Saint-Antoine ; et vous ne sauriez croire
combien peu il en a coûté au duc d’Orléans pour faire saccager la manufacture
de cet honnête Réveillon, qui dans ce même peuple faisoit subsister cent familles.
Mirabeau soutient plaisamment qu’avec un millier de louis on peut faire une
jolie sédition.
- Ainsi, lui dis-je, vos essais
sont des crimes, et vos milices sont des brigands.
- Il le faut bien, me répondit-il
froidement. Que feriez-vous de tout ce peuple en le muselant de vos principes
de l’honnête et du juste ? Les gens de bien sont foibles, personnels et timides
; il n’y a que les vauriens qui soient déterminés. L’avantage du peuple, dans
les révolutions, est de n’avoir point de morale. Comment tenir contre des
hommes à qui tous les moyens sont bons ? Mirabeau a raison : il n’y a pas une
seule de nos vieilles vertus qui puisse nous servir ; il n’en faut point au
peuple, ou il lui en faut d’une autre trempe. Tout ce qui est nécessaire à la
révolution, tout ce qui lui est utile, est juste : c’est là le grand principe.
- C’est peut-être celui du duc
d’Orléans, répliquai-je ; mais je ne vois que lui pour chef à ce peuple en
insurrection, et je n’ai pas, je vous l’avoue, grande opinion de son courage.
- Vous avez raison, me dit-il, et
Mirabeau, qui le connoît bien, dit que ce seroit bâtir sur de la boue que de
compter sur lui. Mais il s’est montré populaire, il porte un nom qui en impose,
il a des millions à répandre, il déteste le roi, il déteste encore plus la
reine ; et, si le courage lui manque, on lui en donnera : car, dans le peuple
même, on aura des chefs intrépides, surtout dès le moment qu’ils se seront
montrés rebelles et qu’ils se croiront criminels : car il n’y a plus à reculer
quand on n’a derrière soi pour retraite que l’échafaud. La peur, sans espérance
de salut, est le vrai courage du peuple. On aura des forces immenses si l’on
peut obtenir une immense complicité. Mais, ajouta-t-il, je vois que mes
espérances vous attristent : vous ne voulez pas d’une liberté qui coûtera
beaucoup d’or et de sang. Voulez-vous qu’on vous fasse des révolutions à l’eau
rose ?
Là finit l’entretien, et nous nous
séparâmes, lui sans doute plein de mépris pour mes minutieux scrupules, et moi
peu satisfait de sa fière immoralité. Le malheureux s’en est puni en
s’égorgeant lui-même, lorsqu’il a connu ses erreurs.
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