
Les consultations à répétition pour
moi et les créneaux de disponibilité ingérables qu’elles impliquent à
l’improviste nous ont conduit à sagement annuler notre escapade à Alicante. Il
nous faudra patienter. Il fait pluvieux ces jours-ci à Irun et je dirais qu’il
fait frais mais je n’entends plus personne dire qu’il fait frais. Bref, le
ciel est gris et l’orage menace souvent. Plutôt que m’encombrer le cerveau avec
les rebondissements de la vie politique provoqués par les incendies, j’ouvre ce
mardi matin Le Bestiaire du Christ, un livre merveilleux qui fait
pendant à celui traduit du grec par Arnaud Fucker, Physiologos, premier
bestiaire chrétien et premier bréviaire animal proposant à la fois une zoologie
spiritualisée et une théologie incarnée dans les bêtes. Partout, cette
atmosphère de fin de vacances et de pré-rentrée que j’aimais tant autrefois, les
vacanciers tristounets par la fin des beaux jours côtoyant les étudiants
stressés. Toutefois, je la supporte moins bien qu’à l’époque devenue lointaine
où je devais retourner chaque année scolaire à commencer mes cours à la fac. À la
terrasse du Real Union, certains racontent, à côté, leurs vacances
tellement réussies et tellement merveilleuses. Le smartphone a remplacé le
projecteur de diapositives pour ennuyer ses proches et amis avec des photos. Comme
chaque année, certains promettent une rentrée politique agitée. Cette fois, le onze
septembre, nouvelle comparution devant le juge de la pétasse consort qui reste apparemment
prudente. Elle trouve que pour l’instant, son procès, « c’est encore totalement
nébuleux ». J’adore cette sérénité quand
on traîne d’énormes casseroles nuisant à son image, notamment à celle de son pittoresque
conjoint. Je dois avouer que j’ai un mépris abyssal pour ces gens …

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Je passe un bon moment devant la
chaîne ARTE. Tout y est justice sociale, travail décent, emploi, services
publics de qualité, énergie verte. Tout comme en Eden, coule un fleuve d'eau de
la vie. Dans la pratique, hélas, l’Histoire abonde en épisodes non conformes
aux légendes humanistes : hommes blancs devenant esclaves d’autres hommes
blancs et parfois d’Indiens, Indiens vendant des esclaves à des hommes blancs,
Indiens s’alliant à des hommes blancs pour aller défoncer la gueule d’une tribu
ennemie. Pour ne pas nommer la traite négrière, vaste système économique
d'ordre capitaliste qui considère l'esclave noir comme un bien meuble, etc.
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Nous sommes conduits docilement à
l’abattoir.
La guerre mondiale frappe à nos portes mais tout vient se briser
contre une indifférence absolue, contre une sorte d’ataraxie, d’impassibilité
générale, qui n’est point celle dont parle Proudhon, mais plutôt une inertie
maladive, une prostration sur laquelle rien n’agit. La conception que les européens
du sud contemporains ont de la vie n’a d’analogue dans aucun temps, elle est
tout à fait particulière à notre époque. Notons tout d’abord que si la vie
moderne s’est compliquée au point de vue des faux besoins et des raffinements
du bien-être, elle s’est singulièrement simplifiée au point de vue moral ;
comme une espèce de peau de chagrin, elle se rétrécit tous les jours sous ce rapport.
Nous sommes tout à fait revenus à l’état sauvage, très au-dessous, au point de
vue du sentiment ressenti interne d'intégrité, d'honnêteté et de droiture
morale, qui conduisait les gens à agir de manière juste, intègre et
désintéressée, en respectant des principes moraux et des règles de
conduite. Ce sentiment exigeait une conformité aux valeurs de la vertu, de
la justice et du devoir complètement disparue. Nos politiciens sont de
vrais porcs. Les prétendues élites, des déchets. Pour les ramener à ce
qu’étaient nos pères à la fin des guerres en Europe, à ce que les avait poussé à retrousser leurs manches afin de s’engager dans la reconstruction à la
recherche d’une vie meilleure, il faudrait les fondre à nouveau, il faudrait
des individus d’une trempe exceptionnelle sachant rappeler, sur les chantiers
ou dans les champs, la longue liste de devoirs commençant bien avant celle des droits qui font se relever une société.
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Nos deux légendes mirobolantes, Javier Bardem et Pedro Almodovar, s’adressent publiquement aux autorités pour qu’elles coupent les ponts de toute
sorte, économiques, diplomatiques, culturelles, etc. avec les ordures sionistes : assassins ultra-professionnels sans complexes partout où ils le décident et bourreaux acharnés des Palestiniens depuis des années. J’ai pris connaissance de la campagne Artistas con Palestina et je ne peux
que m’accorder avec le point de vue y énoncé. Je veux bien que les auteurs se
soient exprimés sous le coup de l’émotion, mais librement et prenant des
risques (Hollywood, c’est pas rien dans leurs affaires), et je crois que
refuser d’accepter l’inacceptable et haïr ce qui est haïssable, c’est plus que
bien. A moins que le but ne soit de prendre la pose.
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Les Russes ont perdu « la
guerre ». « Israël » ne peut pas être atteint par des missiles
défaillants fabriqués par des sous-hommes d’un pays du tiers-monde musulman. L’Ukraine
a gagné haut la main, l’armée et l’économie russe se sont effondrées. Zelenski
est un héros, Trump et Poutine deux fanatiques, P. Sanchez et E. Macron, des
génies. Tout devient grotesque, comme si nos médias avaient été plongés dans le
LSD par la CIA. Mépris du peuple, soif de se perpétuer au pouvoir, moyens
démagogiques pour parvenir, vie personnelle étrangère à toute aspiration vers
la bonne gestion des affaires publiques … Les médias mentent systématiquement,
le public a perdu la notion de la vérité, les gouvernements européens en sont
arrivés à se prendre à leurs propres mensonges.
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J'aime les textes qui viennent
tout seuls, que j'écris plus ou moins rapidement, d'une traite, sans même me
relire. C'est bon, de sentir qu'écrire a quelque chose de sain. Il y a au moins
une bonne chose dans la vie ! Mes journées sont toujours décevantes,
si je les compare à mes projets de la veille. Dès que je me réveille, je tente
de mettre en place ce que la veille m’a fait imaginer, mais la liste de mes projets,
longtemps ruminés au long de la nuit, laisse peu de traces le matin venu. Je ne
me sens plus en paix. Par moments, la pâte lève qui vient éclater à la surface,
et je retrouve goût à l’activité, ou plutôt à la dispersion dans de différentes
activités. Autrement, la morosité s’installe et va m’entraîner vers une inaction
insurmontable.
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On admet qu'il n'existe pas de
ressentiment envers les Américains de la part des Allemands ou des Japonais
d'aujourd'hui, ce qui, pour moi, est un grand mystère. Je dirais même que cela me semble totalement incompréhensible. Comme si les sentiments évoluaient
à côté de la rationalité, comme si les sentiments n'étaient pas précisément ce
qui interrompt l'enchaînement des causes et des effets. Les Allemands ou les Japonais
n'en veulent pas aux Américains d'aujourd'hui parce qu’ils ne sont plus le mêmes que ceux de 1945. Pourquoi pas. Mais il se pourrait que les Allemands ou les Japonais
d'aujourd'hui n'en veuillent aux Américains d'aujourd'hui incarnés, en chair et
en os, les vrais, mais qu'ils pourraient très bien en vouloir « aux
Américains » quand-même, même si ceux qu'ils rencontrent dans la rue leur
sont sympathiques et qu'ils ne voient pas de raison de les rendre responsables
de ce qu'ont vécu leurs parents. Parce que, Allemands et Japonais sont comme
tous les peuples du monde, ils ne sont pas seulement de leur temps, ils
ont un héritage et une mémoire qui leur vient de leurs pères, ils portent en eux autre chose qu'eux-mêmes, comme tous les humains. Les
générations ne sont pas des entités fermées sur elles-mêmes, elles sont
poreuses et, sans solutions de continuité clairement identifiables, elles
glissent quand même les unes sur les autres. Et même s'ils n'en veulent pas
« aux Américains », ils peuvent en vouloir à l'Amérique.
Ils ont sacrément de quoi lui en vouloir. Je connais les justifications qui ont
été données à l'utilisation de l’arme atomique et aux bombardements répétés, systématiques et indiscriminés sur des
populations civiles innocentes, ayant pour objet ou
pour effet de faire capituler sans conditions leur gouvernement. Elles ne m'ont
jamais convaincu, du point de vue des vaincus. Du point de vue des Américains,
des Anglais et des Français, vendangeurs de la dernière heure, jamais. Du point
des vue des Russes, peut-être. La chose est vite expédiée par l’Histoire
officielle, obligatoire, et l'on sent bien que personne n'a vraiment envie d'y
aller voir de près. On se demande souvent, aujourd'hui, comment il se fait que l’Histoire
fasse un retour en force parmi nous, comme s’il ne s’était rien passé il y a quatre-vingts
ans, et ce retour n'est possible que parce que le périmètre mental des humains
s'est rétréci d'une manière stupéfiante, en quelques décennies. Quand on s'imagine
qu’on est pour toujours du bon côté de l’Histoire, il est beaucoup plus facile
d'être cruel (Gaza) parce qu’on se croit choisi par une entité supérieure qui
cautionnerait les pires saloperies criminelles, d’être va-t’en-guerre (contre
la Russie) quand on ne risque rien. On nuit facilement aux autres parce qu'on
est incapable d'imaginer ce que l'on cause en eux et en nous, par la même occasion, par inévitable
ricochet.

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Le langage s’appauvrit. Le rétrécissement
du champ lexical et un appauvrissement de la langue. Il ne s’agit pas seulement
de la diminution du vocabulaire utilisé, mais aussi des subtilités de la langue
qui permettent d’élaborer et de formuler une pensée complexe. La disparition
progressive des temps : subjonctif, passé simple, imparfait, formes
composées du futur, participe passé, donne lieu à une pensée au présent,
limitée à l’instant, incapable de projections dans le temps. La généralisation
du tutoiement, la disparition de la ponctuation sont autant de coups mortels
portés à la subtilité de l’expression. Supprimer les catégories grammaticales
représente non seulement renoncer à l’essence du langage mais aussi à
l’esthétique des mots, l’idée que tout se vaut, qu’entre une bêtise évidente et
une idée géniale il n’y a rien. Moins de mots et moins de verbes conjugués
c’est moins de capacités à exprimer les émotions et moins de possibilité
d’élaborer des pensées. Une partie de la violence dans la sphère publique et
privée provient directement de l’incapacité à mettre des mots sur les réalités
qu’on vit. Sans mots pour construire un raisonnement, la pensée est entravée,
rendue impossible. Plus le langage est pauvre, moins la pensée existe. L’histoire
est riche d’exemples, de Georges Orwell (1984) à Ray Bradbury (Fahrenheit 451),
démontrant comment les dictatures de toute obédience entravent la pensée en
réduisant et tordant le nombre et le sens des mots. Il n’y a pas de pensée
critique sans pensée. Et il n’y a pas de pensée sans mots. Comment construire
une pensée hypothético-déductive sans maîtrise du conditionnel ? Comment
envisager l’avenir sans conjugaison au futur ? Comment appréhender une
temporalité, une succession d’éléments dans le temps, qu’ils soient passés ou à
venir, ainsi que leur durée relative, sans une langue qui fait la différence
entre ce qui aurait pu être, ce qui a été, ce qui est, ce qui pourrait advenir,
et ce qui sera après que ce qui pourrait advenir soit advenu ? Si un cri de
ralliement devait se faire entendre aujourd’hui, ce serait celui, adressé aux
parents et aux enseignants : faites parler, lire et écrire vos enfants, vos
élèves, vos étudiants. Enseignez et pratiquez la langue dans ses formes les
plus variées, surtout si elle est compliquée. Parce que dans cet effort se
trouve la liberté. Ceux qui expliquent à longueur de temps qu’il faut
simplifier l’orthographe, purger la langue de ses « défauts », abolir les
genres, les temps, les nuances, tout ce qui crée de la complexité sont les
fossoyeurs de la pensée. Il n’est pas de liberté sans exigences. Il n’est pas
de beauté sans la pensée de la beauté.

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