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mercredi 1 mars 2023

Peur (et surtout courage !) sous le feu ennemi


Le divin n’est jamais absent de nos vies, quoi qu’on pense. Il relie les péripéties d’un fil invisible, qui ne rompt jamais. Ma mère avait raison : paix à son âme.

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R. devra, une fois de plus en moins d’un an, passer en salle d’opération. Son cœur doit être minutieusement travaillé afin de remplacer sa valve aortique. Retour des nuits blanches et recherche de la sérénité ;  travail donc de rattrapage acharné de notre chère routine essuyant à nouveau « le feu de l’ennemi », de nos (moins) longues promenades à quelques mètres de la plage ensoleillée, de  l’odeur des plats cuisinés (par elle !) chaque midi, de notre nouvelle voiture si peu utilisée …  Mais nous avons déjà connu tout ça ! Le temps a seulement empilé ses effets par-dessus nos projets, son hasard, son grotesque, et les sens, qui nous rendent la vie trop simple et décevante nous replongent dans la crainte quand on était si bien dans le calme retrouvé. Il faut dire que les années, dans leur indifférence révoltante, manient le burin et la masse avec désinvolture. Je les entends passer, ces années et ce temps traître comme tout, écrasé d’oubli, il me fait peur car il n’a peur de rien. Il n'est plus temps que de raconter, mal, avec espoir d’y arriver. La vie qui passe, c'est toujours une chanson sentimentale qui nous empêche d’exister au moment où il le faudrait. Quoi qu’on fasse, on arrive trop tard : plus personne ne s’intéresse à nos soucis. Vieux et fatigué, on parle seul. L’autre jour, devant la caisse du supermarché, j’ai croisé une jeune fille à qui j’ai demandé des renseignements sur le nouveau parking. J’ai bien vu à son regard étonné qu’elle croyait parler à un fantôme. Je n’ai pas voulu l’effrayer et j’ai poursuivi sans insister. Nos deux mondes n’avaient qu’un étroit couloir commun dans lequel je suis passé bien vite sans me retourner, de peur qu’on me demande des comptes sur mon insistance à communiquer avec les vivants. Nos connexions entre conducteurs échangées n’ont produit qu’un profond silence en se croisant ; c’est sans doute très bien ainsi. L’exil généralisé est absolu : faisons semblant de ne pas le remarquer. La seule tendresse qui (nous) reste ne peut venir que de nos fantômes. La « nouvelle année  ? ». Elle n'a eu rien de neuf, je vous assure. Je la vois tassée sur elle-même comme une petite vieille effrayée. Pour un peu, on serait allongé sur elle sans même s'en rendre compte, on lui marcherait dessus sans la voir. Mais son choc de vague morte nous emporte. On marche pour éviter le pire mais il arrive quand-même, ce pire. Et partout tous les mêmes visages aveugles, sourds, fermés, inversés, ricanants, la bouche grande ouverte – semblant en pleine digestion d'idiotie, comme une colonie de portraits cubistes qu'on aurait arrachés au néant – revendiquant à pleins poumons : nous sommes les propriétaires du Monde ! Il faut en être, ou périr.

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https://www.1erdegre.ch/blog/2013/12/09/les-insomniaques/

Réveillé plusieurs fois entre trois heures et les alentours de cinq heures et demie. Je ne me suis pas levé. Ne pas bouger, sentir, ressentir les draps chauds, la surface moelleuse du matelas, écouter le silence de l’intérieur de la maison, toucher l’écran du portable sur la table de nuit du côté hors oreiller pour vérifier l’heure, attendre, résister à l’envie de revérifier l’heure, se tourner, ne pas bouger, penser, chercher un sujet de rêverie pour lâcher prise, ça ne marche pas, tiens le voisin fait du bruit, le détecteur de présence du palier s’allume tout seul, il est déjà peut-être en bout de course malgré la puissance de sa pile, je devrais voir demain si je dors mieux sans y faire attention, ne pas regarder le réveil, bouger un peu pour sentir une portion de drap plus chaud. Quand je me suis réveillé, la lumière passait à travers les volets. Quelques sifflotements joyeux des oiseaux. Je suis sûr d’avoir rêvé des tas de trucs dont je ne garde le moindre souvenir. Le détecteur de présence ne s’allume plus à mon passage. Les jours sont encore assez courts et la température fraîche, mais il y a eu ces jours-ci un bel ensoleillement et c’est l’époque bénie où la broussaille retombe, ce qui en fait le moment idéal pour aller visiter les mines abandonnées d’Irugurutzeta, les vieilles installations et leurs alentours où il y a au moins quelques endroits agréables à contempler.

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Je suis malheureux depuis que j'ai perdu la possibilité de me connecter périodiquement à ZLibrary. Dernier rempart qui tombe ! D'abord ce nom me déplaisait souverainement. Mais ce n'est pas l'essentiel. L'essentiel, c'est que j'aime posséder des libres numériques. J'aime être « propriétaire » des sources de mes élucubrations. J'aimais acheter des livres papier. Oh oui, Dieu sait que j'ai aimé ça ! Des milliers. C'était « mes » livres. Je n'avais pas une bibliothèque impressionnante, même si j'ai eu au-delà de cinq mille volumes et une belle collection de livres rares que j'ai malheureusement dû abandonner progressivement. Je disposais également d’une considérable liste de sites légaux (je croyais, puisque à but non lucratif hors le pur et simple partage) d’échange et téléchargement réduite en peau de chagrin, d’interdiction en fermeture et d’exils en mutations de domaine. Depuis que j'utilisais ZLibrary, je me disais chaque jour ou presque que j’allais arrêter les téléchargements, mais à chaque fois, je repoussais l'échéance, car je suis fasciné par tout ce que je peux avoir et consulter à tout moment quand je le veux. Je peux lire quatre versions d'une même œuvre, alors qu'auparavant je n'en avais qu’une ou deux en papier. Je pouvais découvrir tout ce qui me faisait envie, l'espace d'un instant. Je pouvais, je peux plus… Et je ne peux plus rien y faire. Le jour où on a arrêté la page « par décision de la justice américaine » et française et espagnole et … mon abonnement n’avait pas disparu mais je ne pouvais plus rien télécharger. « Vous ne posséderez plus rien et vous serez heureux ! » Cette phrase de Klaus Schwab, sinistre personnage, est pour moi terrifiante. J'aimais bien « mes » livres numériques, mes « livres » en papier, « mes » vieux CD que je pouvais éventuellement donner ou prêter à ceux que j'aime. Je me rappelle très bien le moment où on est passés au numérique au commencement des années 90. Moment magique s'il en est. J’étais fou de joie. C'était la terre promise ! Je me souviens encore parfaitement des premiers PDF qui étaient encore rares. J'ai aimé apprendre à les éditer pour travailler dessus loin de la galère du papier et des notes prises à la main qu’il fallait reconstruire lentement par le biais de la machine à écrire. Photocopier des livres pour les convertir en chantier de travail ! Enfin, j’allais pouvoir être débarrassé des défauts des tapuscrits, des erreurs qui étaient chose courante, avec les possibilités limitées que nous avions à ce moment-là, imparfaites, lentes, peu sures, une carafe de blanco à proximité pour badigeonner des mots ou des phrases de travers et puis le gain de place, de temps, etc. Quel luxe ! Quelles facilités ! C'était si pratique ! J'ai assez vite été en mesure, puisqu'à l'époque je préparais ma thèse de doctorat, de me rendre compte de tous ces avantages progressifs. Le traitement de texte, par exemple, très pratique et qui paraît si rudimentaire par rapport à ce qu’on connaît aujourd’hui … Le numérique est toujours merveilleux, mais perclus de défauts. L’aspect le plus négatif est sans doute qu'il a habitué les gens à se satisfaire d'une rapidité trompeuse et au copie-collage partout, le considérant comme la seule alternative. Quand on ne connaît que le saumon d'élevage, on trouve ça très bon. Le mirage du numérique a été grandement facilité par le fait qu'il arrivait avec quantité d'avantages très réels accompagné d’un discours qui le rendait inattaquable, quasiment invincible, ou indiscutable. Il est fragile pourtant. Il est dépendant d'une tonne de choses adjacentes. Je suis donc progressivement revenu au papier car on s'est bien fait avoir, là, et sacrément. C'est une fable édifiante, le numérique. On nous a expliqué que cette facilité ne retirait des données d’ensemble que des choses inutiles pour aller droit au but. Ou, pour le dire autrement ou avec plus d'arrogance, pour être plus « efficaces », plus compétitifs. Ah les cons ! Le numérique, c'était la Science qui parlait par la bouche de l’Informatique. Et nous, on n'avait qu'à gober des résultats. Et puis il faut dire aussi qu'on avait envie d'y croire ! Et les livres sont si fragiles : leur lecture exige de la disponibilité et des doses assez conséquentes de patience, souvent la qualité douteuse du papier empêche la moindre manipulation, ils attrapent des tonnes de poussière, l’excès de lumière les fragilise tout comme l’usure ordinaire, etc. Pourtant, il y a plus de vérité dans le tangible que dans le numérique. Allez comprendre… Il faut en faire l'expérience, physiquement, pour l'admettre. Ce n'est pas blanc ou noir, juste ou faux, et c'est précisément dans cette petite marge d'incertitude que la vie des livres arrive à passer à travers le prisme de ce qui ne sera jamais qu'une existence « virtuelle ». On oublie toujours qu'il s'agit de ça : de reproduire le réel « objet » avec quelque chose d’intermittent avec la part d'aléatoire que cela comporte (il suffit d’une panne ou d’une coupure d’électricité pour que tout s’évapore dans le néant !).


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« Fais-toi voter par Txapote ! » lui lance-t-on dans la gueule, où qu'il se rende, au sinistre crétin malfaisant à la tête de cette espèce de pays qui est le mien. Au responsable d'avoir définitivement soldé la douleur des victimes innocentes au profit des coupables et du galvaudage irréversible des pompeux droits de l'homme (et du citoyen !) proclamés par la Révolution française, vidés en réalité et plus que jamais, du fait de leur caractère abstrait et de leur universalisme chimérique, de tout contenu. La preuve, les absurdités juridiques de chaque abomination législative de son gouvernement minable. J. De Maistre soulignait que pour ces formules aussi célèbres que fréquemment citées, il n'y avait pas de destinataire, parce qu'« il n'y a pas un homme dans le monde », qu'il n'avait vu dans sa vie que des Français, des Italiens, des Russes etc., qu'il savait même, « grâce à Montesquieu, qu'on peut être Persan sans avoir jamais quitté Paris » (Lettres à un gentilhomme russe sur l'Inquisition espagnole, Lettre XVIII). Même Voltaire affirmait qu'il n'avait jamais trouvé d'homme tout au long de sa vie, et « s'il existe, c'est bien sûr à mon insu ».

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« Si votre monde est mort, c'est que vous n'avez pas su le maintenir en vie. Apprenez donc le bouche-à-bouche philosophique, et voyons ensuite s'il vous reste un filet de souffle. » (Dantec, Le théâtre des opérations, 1999).  Avant son engouffrement définitif, il est urgent de hurler non ! face à la loi trans qui vient d’être adoptée par un gouvernement espagnol au dessous de tout : même avec toutes les opérations, les traitements, on ne se débarrasse pas de l'identité biologique que la nature nous a attribuée à la naissance. Que ceux qui prétendent le contraire sont des fous, ou des salauds, qui s'engouffrent sur le marché prometteur du désarroi d'enfants perdus, sans repères, de l'abandon du rôle éducateur de leurs parents. Mais comment hurler quoi que ce soit ? Comment lutter contre les algorithmes des géants technologiques qui ont pour vocation d'invisibiliser les propos qui sont assez peu conformes à la doxa dominante ?

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En lisant La pensée captive de Czeslaw Milosz, on tombe sur ces lignes, à propos de l'intellectuel ou de l'écrivain qui, ayant avalé le dogme de la Nouvelle Foi (marxiste), subit une transformation complète de son être et devient lui-même un adepte totalement soumis à la doctrine : « Malgré sa résistance, malgré ses moments de désespoir, le moment, enfin, arrive. Cela peut se produire la nuit, au petit déjeuner, dans la rue. Quelque chose comme un déclic métallique, comme lorsqu'on passe les vitesses. Il n'y a pas d'autre chemin. C'est l'évidence. Sur toute la longueur et la largeur du globe terrestre, il n'y a pas d'autre salut. » Auparavant, ce nouvel adepte est passé par quelques phases : le vide laissé par l'abandon de la religion, l'abandon d'une philosophie réaliste. Abandons qui procurent un sentiment profond d'absurdité de l'existence. La nécessité, parfois vitale, de s'intégrer dans une pensée collective qui réduit à néant sa propre réflexion individuelle, personnelle. Cette nécessité de se fondre dans la Pensée unique procure alors le succès qu'on recherchait. « Nous voyons concrètement comment se développent les divers processus de dissimulation, de transformation intérieure, comment on en arrive au bond subit de la conversion, comment un homme se scinde en deux hommes. » Milosz a ceci de bouleversant qu'il se questionne tout en essayant d'analyser la transformation et l'aboutissement du processus. Il se demande s'il n'est pas lui-même devenu cet homme nouveau, adepte de la Nouvelle Foi incapable de sortir du chemin de la Pensée collective. Il décrit tout l'art de Ketman qui impose à l'homme de vivre sous la méfiance de tous et qui se dédouble : un homme virtuel qui présente toutes les garanties de soumission au pouvoir et un homme secret, intérieur qui tente de penser par lui-même. Milosz met en garde ses lecteurs contre ce processus qui guettait non seulement les démocraties populaires mais bien toutes les nations. Sur les réseaux sociaux, les commentateurs de groupes de parole, les individus sont arrivés au terme de leur transformation. Ils ont eu ce déclic intellectuel, moral, psychologique. Ils écrivent tous pareil, presque la même chose, toujours dans la même direction. Il n'y a pas d'autre salut hormis la nouvelle foi mondialiste. Et réellement la question pourrait se poser pour nous tous aujourd'hui même. Bien sûr, chacun s'écriera la main sur le cœur qu'il est apolitique, qu'il ne se laisse pas manipuler. Mais il nous faut bien avouer ceci : la vision du monde angloaméricaine a gagné nos pensées et nos manières de vivre tout au fond de nous mêmes. Elle imprègne tous nos esprits, que nous soyons de droite, de gauche, écolos, cathos, païens, européens, blancs, noirs, jaunes, patrons, ouvriers, jeunes, vieux. Certains protestent timidement et à mots couverts contre cet état de choses constatant certains dangers, par exemple, l'urgence de combler le vide démographique qui menace nos sociétés. Mais sans limiter l’immigration illégale. Le trafic de personnes est ignoble mais on souhaite la bienvenue au tout-venant au risque d’être pure et simplement submergés par les vagues incontrôlées de populations de plus en plus agressives et conquérantes. Et on touche de près, là, la réflexion désabusée de Milosz : nous sommes devenus les captifs d'une Pensée qui nous détruit de l'intérieur. A l'époque du Covid que j'ai attrapé assez tard et sans conséquence aucune, je me souviens avoir cédé à la vaccination lorsque j'ai compris que nos libertés seraient restreintes si nous ne cédions pas au vaccin. Je me souviens avoir pensé « il n'y a pas d'autre salut ». Et j'ai cédé. Certes, beaucoup expliqueront que cette soumission est le premier pas vers la captivité intellectuelle, morale, spirituelle. Sans doute. Mais en me dédoublant comme le Ketman décrit par Milosz, intimement persuadé de la problématique utilité du vaccin et me faisant vacciner simplement pour rester libre dans le quotidien, j'ai tenté aussi de garder une part de mon esprit dans la vérité. La question, et Milosz la pose aussi, est de savoir combien de temps pouvons tenir dans ce dédoublement sans devenir soit fou, soit convertis à ce Néant absolu.

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Retour à Bordeaux. Le paysage défile devant les yeux d’A. avec des variations infimes ou accentuées, avec des absences, aussi, mais avec, toujours, cette linéarité et ce chant intime calme qui la maintient en vie, à l'intérieur d’elle-même. Sa conscience lui paraît translucide, sans épaisseur, étale, mais elle n'est plus celle qu'elle était hier, ou même celle qu'elle était avant de monter dans ce train, et elle ne sait pas si, quand elle sera descendue du train, ce qu'elle est en train de vivre aura encore une quelconque réalité ; elle ne sait même pas si elle en aura le souvenir après que les années auront passé. Elle se dit qu'il est possible que ce qu'elle est en train d'éprouver n'existe que dans le temps de son être présent, à l'intérieur du train en mouvement. C'est effrayant et très doux. Les voyages en train sont des bouts de méditation. Les courbes sont douces, on les éprouve en même temps qu'on les voit (et on peut les entendre !) et le rythme régulier et doux des chocs sur les rails rassure et calme son cœur, son cœur qui peut dialoguer avec ce rythme. Il est impossible d'ignorer le monde qu'on traverse, et l'on doit faire semblant de le comprendre, mais même dans les moments où personne ne nous observe, nous ne pouvons pas nous absenter de ce qui nous relie à lui : les paysages désolés et froids se donnent à nous, ni plus ni moins que le Clarinet Concert en A Major de Mozart que j’envoyais à sa maman avant-hier en souvenir des moments de notre travail ensemble, il y a une éternité. Comme dans les paroles de Noir Désir, « tout disparaîtra / le vent nous portera » : les amis, les femmes, le hasard, les parents, les petits bonheurs précaires qui semblent dérisoires et qui nous tirent les larmes quand on s’en souvient. Il ne restera plus alors qu'une longue et interminable mélodie de dix jours vécus dans sa grande maison de rêve, mélodie qui l'enveloppera après son arrivée et qu'elle ne comprendra pas plus que ce qu'elle a vu et ressenti le nez collé à la vitre de son train rapide. Mais il n'y a que cela. Rien d'autre. Elle aura été seule avec le paysage et le temps. Elle aura été là, c'est tout. Et cela aura été motif d’une vive émotion.




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