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lundi 13 février 2023

Étendards, drapeaux et oriflammes

 " L'umanità si divide in due campi. Quelli che hanno letto I due stendardi e gli altri "

François Mitterrand (1)


« C’est que la musique n’était pas pour lui un simple divertissement des sens, un plaisir de l’ouïe », mais « le domaine mystérieux où se rejoignent le terrestre et le divin, où se confondent les extases de la chair et de la Grâce, bref la terre d’élection au seuil de laquelle s’arrêtent les batailles et où les deux étendards, enfin réconciliés, pouvaient, d’un même mouvement, s’incliner l’un devant l’autre » Jacques Benoist-Méchin, Hommage à Lucien Rebatet

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« J'ai eu, en 1969, un entretien avec Jacqueline Piatier qui m'a coûté très cher, parce que d'une certaine manière il m'a isolé. Je déclarais entre autres que Le Sang noir, de Louis Guilloux, Les Deux Étendards, de Lucien Rebatet, et L'art du roman chez Aragon me semblaient dépasser, de loin, mais de très loin, le nouveau roman. Depuis lors, les oeuvres de Michel Tournier sont venues appuyer cette conviction. Je me demandais, en invoquant Les Précieuses ridicules, pourquoi le pays qui entre tous se voue le plus profondément à la lucidité et à l'ironie s'était laissé droguer par le vertige de l'incompréhensible. J'avais émis l'hypothèse que la France avait reçu un choc énorme après les blessures des victoires allemandes. Et qu'elle avait commis l'erreur de se mettre à l'école de Hegel, Heiddegger, Jaspers, dont le génie de l'obscurité est complètement étranger au génie français. Je comprends que devant un certain style étymologisant, on retrouve le mystère du logos. Cela est possible en allemand, mais en français cela fausse le style. [...] Pour moi, vous le savez, tout style - et toute pensée - est une éthique. La plus grande virtuosité intellectuelle et technique, si elle ne repose pas sur une éthique, mène très rapidement aux fausses situations, aux apories que nous venons d'évoquer. Il y a un paradoxe : c'est souvent la soi-disant droite qui a maintenu la di lognité et la tourmente du style direct. De De Maistre jusqu'à L'Ontologie du secret de Pierre Boutang, c'est du côté des solitaires et des conservateurs que se trouve la tradition centrale de la pensée et de la prose françaises. » 
George Steiner, Le Monde, 24 novembre 1978

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Relecture d'hiver. Discussions théologiques qui s’étendent à n’en plus finir au détriment de l’intérêt romanesque avec l’étalement en détail d’une haine peu commune du catholicisme (et, très particulièrement d’Ignace de Loyola dont les Exercices Spirituels sont habilement détournés du côté de l’imagination érotique). Dans l’ensemble, une longue exploration du désir sexuel, un retour aux descriptions de la belle Anne-Marie, des pages animées par ce désir qui rendent le roman mémorable représentant les lents progrès – des centaines de pages – vers l’amour physique entre Michel et Anne-Marie. Persévérance aussi dans le leitmotiv de la masturbation (plaisir, tentation, rêve et fantasme), comme si l’obscénité faisait écho des multiples angoisses carcérales que l’écriture (« un autre onanisme ») aurait aidé à maîtriser sinon à libérer. Le mystère de la sexualité est qu'elle amène à se consumer sur place, qu'elle écartèle, qu'elle brutalise. Nous sommes là, à nous débattre avec notre corps pendant qu'elle démantèle à chaque fois tout le verbiage à l'abri duquel nous nous présentons à autrui. Il y a un savoir qui vient de la sexualité comme il y a un savoir qui vient du langage et on se demande si, dans les deux cas, ce n'est pas en contrariant le sens commun que ce savoir dérobé à la vue nous est délivré. Le sexe est, en tout cas, une des dernières maladies de la liberté. La forme que prend en nous une bête dévorante qui échappe au regard que l'autre implante en notre surmoi comme un automatisme indéconnectable. Il n'y a plus de particularité dans le monde d'aujourd'hui. Tout doit être soumis au regard général, au regard commun, et comme la sexualité ne pourra jamais être commune ni générale, elle garde, quoi qu'on en pense, quelque chose d'irrattrapable et de mystérieux. Le désir d'égalité emportant tout, la sexualité comme la littérature sont lessivées, réduites à des osselets inoffensifs que tout le monde peut emporter avec lui partout où il va. C'est l'idéal arthritique qui s'est abattu sur nous depuis des générations. « Dans le sexe, en effet, les plateaux de la balance ne s’immobilisent jamais. Il n’y a pas d’égalité sexuelle, il ne saurait d’ailleurs y en avoir ; on n’est pas à parts égales, l’homme et la femme, chacun son lot, en situation d’équilibre. Cette sauvagerie ne se négocie pas de manière quantifiable. On n’est pas dans le fifty-fifty d’une transaction commerciale. On plonge dans le chaos de l’éros, et la déstabilisation radicale qui le rend si excitant. Retour à l’homme des bois, au peuple des marais. La domination change de camp en permanence, on vit en porte à faux. Tu veux exclure les rapports de domination, tu veux exclure la capitulation ? Mais la domination, c’est le silex, c’est ce qui produit l’étincelle, c’est l’allumage. » Ce n’est pas du Rebatet, c'est Philip Roth (La bête qui meurt) qui écrivait cela mais son discours reste pareillement inaudible à nos grossières oreilles corporelles. Il n'y a plus que dans un rêve (surtout en prison !) qu'on peut être pleinement investi dans l'éros en même temps que satisfait du chaos qui nous emporte.

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(1) « Je retire d'ailleurs de ce qu'il [Claude L., de Bayonne] me raconte l'impression qu'il y a chez François Mitterrand toutes les caractéristiques d'un personnage romanesque digne de Balzac et de la conjuration des Treize, parfaitement indifférent à toute idéologie qui ne soit de pure opportunité dans la froide recherche du pouvoir. Il a cette immense qualité des gens qui prennent le temps de flâner, de musarder à l'écart, de s'en foutre. Séduire ne lui coûtant rien, pourquoi s'en priverait-il dans le cours d'une existence pleine de méandres obscurs nonchalamment traversés grâce à l'étonnant réseau de complicités qu'il a eu l'intelligence et la patience de tisser depuis des années. Il est Marsay et Rastignac réunis, servi par une douzaine de Vautrins et autant de duchesses, je veux dire de luronnes modernes assoiffées d'intrigues au sommet de la société et de l'État. » (note du 16 décembre 1967)
Jacques D'ARRIBEHAUDE, Une saison à Cadix








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