Levés de bonne heure, hier, sous une pluie très fine et extrêmement vaste jusqu'à rendre invisible notre Jaïzkibel, plésiosaure endormi allongé à côté de l'océan. Nous accompagnons A. à la gare. Pour la première fois depuis des années, on ne sera pas en famille pour fêter son anniversaire. En réalité, c'est nous les partants, en perte de vitesse mais de plus en plus loin, pèlerins immobiles dans nos corps, "pour un voyage de mille lieues à ses pieds" (Lao Tseu). Au moment de se quitter, on s'embrasse. Des souvenirs d'elle, enfant adorablement folle et joueuse, qu'on aurait bien voulu garder prisonnière à jamais dans notre château ... On ne rattrape pas le temps qui passe. C'est comme prétendre attraper dans ses bras un carillon de cloches dont on se souvient longtemps.
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Patience au milieu des pires catastrophes. Inondations. Incendies ravageurs. Gesticulations dans le vide. Gymnastique lassante d'autopersuasion de la bande soi-disant exerçant le pouvoir. Lassante rhétorique pseudo-progressiste mettant toute catastrophe venue ou à venir sur le dos du changement climatique. Et totalement insupportable inaction et mépris du pauvre pitoyable citoyen lambda éconduit et frustré en attente d'une nouvelle meurtrissure. Nous sommes en démocratie. Qui consiste essentiellement à demander à plus d'une moitié d'électeurs de ronger leur frein en attendant la bascule, après laquelle ils feront à leur tout ronger son frein à l'autre moitié. En trahissant, les deux moitiés, leur électorat béat et crédule, en trichant un peu plus quand on se veut du bon coté de l'Histoire ou d'autres fadaises de la même farine ... Le mot le plus galvaudé de l'Histoire, c'est sans doute "progrès". Bien après les "progressistes" Lénine, Staline et Pol Pot, l'impregnation positive d'un tel terme inonde tout. Et pourtant ... Proudhon avait prévu l'arrivée de l'État propriétaire de toute vie humaine comme une conséquence inéluctable de ce progrès. Bakounine touchait presque du doigt l'irreversiblité du pouvoir absolu des "représentants de la classe ouvrière" qui remplaçaient l'ancienne classe dirigeante par une tyrannie bien plus rigide, rigoriste, intransigeante. Tucker, l'anarchiste américain ironisait que le marxisme recommande un seul remède contre les monopoles, ennemis de la concurrence : le monopole unique. L'anarchiste polonais E. Abramowski annonçait que le communisme ne serait jamais une progression sociale en créant de toutes pièces une société divisée en classes hostiles, de nouveaux oppresseurs privilégiés, publicitaires talentueux, contre masses exploitées, sans possibilités réelles de réaction. Il faudrait ajouter à cette liste Rosa Luxembourg et Mikhaïlovski ...

Tant de générations pour croire que "le monde va changer de base" en avançant et que le bonheur absolu est à portée de main après des souffrances, de l'impatience pour instaurer le bien-être obligatoire au prix des pires exactions sans s'apercevoir, par des troubles volontaires de la vue, que les bases sont les mêmes que celles d'avant sinon plus instables, que le bonheur espéré n'est pas au rendez-vous, que les injustices en tout genre ont continué sous des travestissements encore plus indécents que ceux qui déguisaient les anciennes. Je crois d'expérience que, pendant les majorités absolues du Parti Populaire, le moins calculateur et le moins politisé des gens de gauche se formaient de la gestion du pays par les socialistes après la défaite de la droite une image si belle, malgré le bilan catastrophique d'expériences bien récentes, si authentique qu'elle ne pourrait jamais se réaliser : l'absence de certaines fidèles marionnettes de l'oligarchie n'a pas été automatiquement le début de la transparence quand d'autres marionnettes également fidèles manipulées par dessous avec soin selon les techniques du théâtre noir, et par les mêmes mains, ont pris la scène avec plus d'énergie, la fin d'une politique de dépendance de Bruxelles, elle même soumise sans entraves aux intérêts impériaux américains, n'a pas été celle de la moindre dose d'indépendance, le départ de M. Rajoy n'a pas été l'arrivée de l'Archange d'Harmonie, vue la trajectoire du sinistre personnage qui a pris sa place. On se demande toujours, en fin de compte : ça en vaut la peine ? On nourrit des espoirs plus grands que la réalité du terrain et rien ne se passe comme on l'avait prévu. Et encore moins comme on nous avait promis. Une des ruses constantes de "la classe politique", c'est qu'en ne tenant jamais ses promesses, elle fait toujours cadeau de nouvelles formes de génération d'illusions par d'autres promesses qui viennent combler les trous laissés par les précédentes.
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« Seuls les uniques, ceux qui par rapport à leur "temps" sont dans l'abri du retrait, sont capables un jour d'appeler le Dieu et de persévérer dans l'attente de ce qui vient le plus éminemment. Et c'est alors chaque fois le lointain et l'inaccessibilité qui dictent la manière dont naît pour le grand nombre une sorte de possession et de familiarité tangible, et le ton où le caractère de ces uniques s'accorde pour sauver une histoire-destinée déployant pleinement son essence. »
Martin Heidegger, Réflexions XII-XV / Cahier noirs 1939-1941, Gallimard, NRF-Bibliothèque de philosophie
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