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jeudi 5 octobre 2023

Paresse de l'automne qui revient ...

 

Pour draguer une fille qui lui plaisait bien, X. jouait à l’intellectuel, il lisait Proust… Rien de plus chiant que les accouplements de la grande comtesse avec le petit baron (Céline était plus radical : " ... 3000 pages pour nous faire comprendre que Tutur encule Tatave, c'est trop "). X. lisait du Sartre. Un cauchemar absolu, mais il persévérait. X. allait voir des films de Godard, mais c’était au-delà du supportable. Finalement, il s’était tapé tout ça pour rien : il n’a pas eu la fille.

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Les marcheurs à bâtons, les marcheurs à bâtons sans bâtons : toute la gestuelle monotone des retraités des jours présents.

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Actuellement le degré de susceptibilité des gens est devenu tel qu'il faut presque renoncer à toute vie en société, et vivre chacun tanqué chez soi et ne sortir que pour de brèves interactions avec des gens triés sur le volet, des gens qui utilisent les mêmes mots que vous et leur attribuent exactement le même sens, pour être sûr de ne jamais être blessé, puisque c'est devenu l'obsession de notre époque de petites choses geignardes et souffreteuses et désireuses d'assurer leur sécurité émotionnelle, de ne jamais, au grand jamais, être confronté à un mot qui puisse heurter votre sensibilité.

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Départ à la retraite, à la rentrée, de quelqu’un qui avait été gentil avec moi les jours du concours pour accès au grade de maître de conférences. Ça ravive ma mémoire. Certes j’avais anticipé certaines réactions, surtout de deux salopes du jury, manipulées et montées contre moi par d’autres salopes, salaudement jumelles, de la cabale locale. On pouvait lire des signes mais on ne manquait jamais d’être surpris, même si les coups venaient du lieu exact d’où on les attendait. De ce point de vue, le microcosme universitaire était un lieu où s’exprimait une réelle créativité. Dans mon cas, le mot qui fit l’effet d’une giclée d’essence sur un feu moribond n’était pas ma sortie sur la véritable condition des miens (« des humbles ? » eh ben, pour ça « les miens » n’étaient pas humbles du tout !), ni ma fierté du fait que Claude Simon (Prix Nobel, quand même !) en personne avait assisté à ma soutenance, non, c’était ma prétention à faire partie du clan sans pedigree à leur goût. Elles m’avaient sauté à la tronche, l’immonde catalane à l’accent emberlificoté et la canarienne dodue comme une caille, comme une mine antipersonnelle à la tronche de son poseur maladroit : elles me tombaient ensemble sur le râble. Comment ose-t-il ? J’étais allé chez des collègues bien méritants pour me défendre attestant de ma praxis quotidienne, sur le terrain, de ma passion pour le métier attestée dans chaque enquête de satisfaction semestrielle auprès des élèves, pour l’organisation de trucs, etc. Fallait se laisser cracher dans la figure et dire merci.

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Le décor humain du département, à part quelques personnes vraiment humaines, me déprimait autant qu’il me rassurait et c´était celui des couloirs au silence feutré, de la morgue intellectuelle, des discussions à propos des rétributions symboliques, des hiérarchies pour occuper un bureau vide, des publications pointues, des colloques jargonneux, des priorités pour la photocopieuse, des jeux de pouvoir invisibles, des raclures de bidet se prenant pour des sommités, des chapelles, du culte des titres et des grades, de certains étudiants zombies complètement à l’abandon, des acronymes mystérieux pour la libération de ceci ou de cela, des baies vitrées taguées, des syndicats rampants, des tracts crevés, des tags fripons dans les chiottes ou menaçants à l’entrée de la cafétéria … c’était cette vieille ruine au charme inaltéré : l’Université. J’avais largement dépassé la quarantaine, elle m’avait ouvert des portes pas aussi grandes que je l’aurais souhaité, elle m’avait déçu mais enfin c’était mon monde, un environnement auquel j’avais aspiré et j'étais trop content d'y être.
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Arrivé avant, plus jeune, j’aurais été un universitaire raté ou talentueux ? Et dans la vie, en général : père toujours dévoué ? piètre amoureux ? égocentrique ? austère comme un mode d’emploi de cuit vapeur ou gentiment picoleur ? … les questions s’amoncellent : qu’ai-je fait de mon existence ?


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Rézosoziaux : la révolution anthropologique. Règne du commentaire anonyme et simultané, de la pensée nanifiée. Le diktat des cent et quelques signes. Les algorithmes qui nourrissent l’usager de contenus conformes à ses préjugés. Qui regroupe les gens en petits troupeaux qui n’ont plus de liens les uns avec les autres.
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R. améliore son état à vue d’œil. Je la revois accomplir ses gestes patients, butter ses plantes, couper une tige malade, manier un pulvérisateur de jardin. En la regardant répéter ces gestes je devine chez elle la présence d’un vaste gisement de patience et de sagesse qui tient en respect les dégoûts de la vie.

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La lune, presque ronde dans le ciel bleu deux nuits de suite, montre que l’été sera prolongé le lendemain dès la première heure. Mais l’automne montre ses griffes et le jour se lève de plus en plus tard. Embêtant, pour le matinal que je suis. De quoi valider notre retour à Alicante. Il y a quelques jours, en lisant sur Allociné la critique et des commentaires à propos du film La couleur de la victoire, je suis tombé sur un commentaire pertinent de la rengaine, infatigablement matraquée, de l’humiliation du dictateur par Owens, dédaigné et humilié à son tour par ce même Hitler de malheur. Cela m’a fait penser à l’éternel retour de la manipulation d’images « historiques » dont je faisais état dans mon billet de juillet, il y a quelques semaines. Remettons encore les pendules à l’heure ! On en a plus que marre que les Américains nous bassinent avec le racisme allemand pendant qu’aux USA se pratiquait la ségrégation raciale la plus stricte. Précisons que c’est Roosevelt qui a refusé de recevoir Jesse Owens et a omis de lui envoyer ses félicitations après sa victoire aux JO de 1936, immortalisés par Leni Riefenstahl, la photographe des scènes culte de la victoire de James Cleveland Owens champion de l’épreuve reine des Jeux de 1936. À une époque où le discours sur la race occupait une place capitale dans la vie politique allemande, il a été reçu en héros lors de la cérémonie donnée en son honneur à la chancellerie et a également reçu les chaleureuses félicitations d’Adolf, chef de l’État national-socialiste. Les images montrant ce dernier en train de manifester de manière ostentatoire son mécontentement devant la victoire de Owens pour justifier le racisme qui sous-tendait sa politique fondée sur une idéologie d’inspiration eugéniste visant établir la supériorité de la race germanique ne résistent pas à l’épreuve des faits.






















Une légende colportée par la propagande mystificatrice des Anglo-américains après la guerre dont la rhétorique trouve son origine dans les fantasmes d’intellectuels cyniques. La propagande antiallemande a pratiqué l’inversion accusatoire depuis 87 ans alors que les États-Unis, en 1936, s’illustraient par une politique raciste excluant les Afro-américains de l’exercice de certaines professions et par un ségrégationnisme sans complexes. Owens ne fut pas reçu à la maison Blanche comme ses coéquipiers blancs et c'est par l'ascenseur de service réservé aux Noirs qu'il dut se rendre à la soirée de célébration olympique. Il ne fut pas non plus convié à la Maison Blanche par le président Franklin D. Roosevelt, alors en campagne pour sa réélection à la fin de l’année, qui ne lui adressa aucun message de félicitations ni appel téléphonique. Des rumeurs ont circulé au sujet du fait qu’Hitler n’aurait pas félicité l’américain du fait de sa couleur de peau. Des années plus tard, Jesse Owens lui-même réagira à cet événement « Hitler ne m’a pas snobé, c’est notre président qui m’a snobé. Il ne m’a même pas envoyé un télégramme (…) après ces histoires d’Hitler qui m’aurait snobé, à mon retour aux Etats-Unis, je ne pouvais pas m’asseoir à l’avant des autobus, je devais m’asseoir à l’arrière, je ne pouvais pas vivre là où je le voulais. »

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Je discute un bon bout de temps avec B. M. à propos de X. disparue, partie (sic) il y aura bientôt dix ans. C’est-à-dire, morte. On se croisait souvent en fin d’après-midi. De retour à Irun. Elle montait dans le train en catastrophe, toujours à deux doigts de le perdre. Jeune, pleine d’enthousiasme, en début de carrière. Savoir l’heure de notre mort ! Le moment où nous allons entrer tout entier dans le mystère. Tous ces visages croisés, chéris, haïs, ignorés, les emportons-nous dans la forêt immense qui sera notre demeure pour l'éternité ? Quelque chose est déjà là, que nous ne savons pas lire. Des fils se tissent déjà, à notre insu depuis la naissance. Nos corps vont éclater et se reconstituer, hors du temps. Nous saurons tout, alors, et ce qui est inconnaissable surtout. Toutes nos phrases reviendront en une révélation parfaite, chacune à leur place, tous les chants seront reliés en un contrepoint grandiose et infini, chaque voix sera parfaitement intelligible, claire, et il nous sera difficile de concevoir que nous avons pu errer si longtemps dans les ténèbres et le deuil. Où circulent les phrases que je n'ai pas pu prononcer ? Quel est le nœud d'où sont partis tous mes désirs ? L'onde première et celle qui n'a pas de fin sont-elles une seule et la même ? Où se trouve la source du sens ? Il faudrait faire tomber les noms qui sont attachés aux mots, les précipiter dans l'oubli, et redonner ainsi aux phrases des allures de jeunes farouches. Quel était mon corps, hier, et en suis-je vraiment sorti aujourd'hui ?
Chaque matin au réveil, nous tombons en un clin d'œil d'un corps dans l'autre, sans avoir le temps d'y croire, en une modulation impensée et subtile. La voix de l'inconnu en nous, de celui qui n'a pas de nom et qui paraît quand nous oublions d'être celui que nous croyons être. Les phrases des autres, nous les avalons sans mâcher, comme des gloutons mal élevés. Ce sont parfois des clefs qui ouvrent des portes dérobées, et parfois des murs sur lesquels nous venons nous cogner. Après des humiliations ou des phrases qui m’ont fait des dégâts, j’ai été plein de bleus à l'esprit, j'ai eu l'air d'un clown furieux qui a perdu sa canne blanche, et j’ai dû plus d’une fois rester longtemps en silence à la sortie d'une lecture qui a laissé une série d'hématomes d'encre derrière elle, mais il m'arrive de les confondre avec ceux que mes propres phrases ont causés.
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À chaque fois que j'entends dire que c'est Sanchez (ou Biden, ou Trudeau, ou Macron, ou Ursula von der Leyen) le problème, je me demande si ceux qui affirment cela sont sérieux ou s'ils se moquent du monde. Comment peut-on penser sérieusement que remplacer un pion par un autre pion changera quoi que ce soit au mécanisme dont nous sommes les jouets ahuris ou consternés. C'est précisément cette illusion-là qui permet au processus de se dérouler sans anicroches : changer pour que rien ne change ! Vieux comme Hérode … À cet égard, l'accession au pouvoir de Giorgia Meloni est parfaitement révélatrice, s'il en était besoin. Vous voulez vraiment mettre un visage sur le problème ? Je vous propose l'homme en blanc, le liquidateur de la spécificité des catholiques. Regardez attentivement son visage, et vous verrez distinctement la passion de la liquidation. Il n’est pas venu pour faire mais pour défaire, pas pour construire mais pour déconstruire, moins pour conserver que pour se débarrasser. Et ce n'est pas une question d'intelligence, pour le coup. Le remplacement d’un Benoît XVI par un François est le coup de maître qui a permis à l’Église de Rome de régler son problème, de se suicider en gardant ses habits et ses noms. Qui n'a pas perçu, dès l'origine, la brutalité inouïe de ce personnage ne voit rien, ne comprend rien. Il faut bien parler de « suicide » en mettant le mot entre guillemets, bien sûr, car il ne s'agit pas d'un suicide brusque et commun. 
 





















Certains seront suicidés plus vite et plus fort que d'autres, et plus durablement. Le nouveau modèle d’église éveillée (woke) se veut solution au capitalisme en décomposition, et il reprend les traits saillants de tous les systèmes qui ont failli jusqu'à présent : communisme, capitalisme, fascisme, démocratie libérale. Masques sur masques… Vous en ôtez un, un autre apparaît, sans fin. Tournez manèges ! Ce qui est certain, c'est que les bénéficiaires seront très peu nombreux. On les reconnaît déjà. On le sait mais on n'ose pas les nommer. Ils s'accommodent très bien de cette violence institutionnelle et ne demandent qu'à remplir les espaces laissés vacants par la décomposition en cours et qui n'est pas du tout un défaut, ou un accident. La peur généralisée est aussi nécessaire que les gardes rouges l'étaient pendant la Révolution culturelle. Qu'elle soit sociale, politique, sanitaire, administrative ou privée, elle est aujourd'hui omniprésente, et c'est pas du tout un hasard. Regardez autour de vous. Même dans l'intimité. L'abolition des séparations de toute sorte terrorise, une terreur douce, silencieuse, un cauchemar indicible et lent. Tout le monde se tient à carreau, y compris de sexe à sexe. La peur est devenue un principe, une modalité existentielle qui a trouvé dans les écrans et les masques des figures performatives. Elle s'auto-entretient et se diffuse par capillarité. Elle dispose partout ses symboles et ses totems en les faisant passer pour des protections hygiéniques, qu'elle nomme sécurité (cordon sanitaire, ligne rouge). Et chacun de se dire : tant que j'échappe à la sanction, tout va bien. Essayons de durer encore un peu !



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