Si la gauche savait : entretiens de Michel Rocard avec Georges-Marc Benamou (conseiller spécial de ... Nicolas Sarkozy !)
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Hospital
Comarcal del Bidasoa, mi-décembre deux mil vingt-deux. Échographie hépatique. Répétée six mois après une détection démontrant un
tout petit kyste. Je déboutonne mon pantalon et je me couche docilement sur un
lit bas assez confortable. Au plafond, il y a un reflet que je ne regarde pas.
La technicienne des mystères échographiques est polie, taiseuse et pressée. Un
jeune médecin commence ses mouvements comme sur une femme enceinte et commente
à voix basse ce qu’il voit avec un collègue plus jeune que lui, il me semble.
Ils discutent en basque, que je comprends sans difficulté, à propos de ce
qu’ils sont en train d’observer. Ça me rassure et ça m’inquiète en même temps.
« À ce moment-là, à partir de ce volume, on opère et puis c’est tout
… » Ma médecin traitante, quelques jours après, finit de me rassurer. Pas
de quoi s’inquiéter … Elle entend au téléphone que je pousse un soupir de soulagement
et, après une vanne idiote de ma part, rigole un bon coup pour me monter le
moral. À l’accueil, on m’avait offert un joli masque que j’avais refusé :
j’en avais un flambant neuf, et noir, couleur que j’affectionne.
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Après lecture de Un sermon de alta mar. La réflexion sur sa propre vie vient de la
main de la conviction que la cordialité et la joie sont des obligations
inconditionnelles précédant toute norme éthique qui se soucie vraiment des
autres. Après un long séminaire de travail avec un groupe d'enseignants-chercheurs
francophones de mon université, un sondage, soumis aux participants pour
obtenir de retours d’expérience suite au travail accompli, incluait le ressenti
d’un participant à propos de mon activité qui m’avait laissait rêveur :
« … dégage un enthousiasme extrêmement contagieux ». Enthousiasme,
joie de vivre sans polluer davantage la forêt de la vie par les avatars qu’on
doit traverser comme des vagabonds et, si possible, améliorer le quotidien
des gens qui nous entourent dans la mesure de nos possibilités. Quoique. Si le
Dieu qui m'a créé doit un jour me recevoir, je ne pourrai pas lui rendre sa
créature telle qu'il l'a faite mais en très piteux état. Il faut laisser parler
le néant : Il sait mieux que nous de quoi est faite notre chair. La mort
dans la mort. Sans appel, sans cassation, sans reprise. Mais, au moins, que ce
soit sans avoir blessé qui que ce soit du fait même d’être présent sur les mêmes
lieux.
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Être marxiste est un problème moral
difficile, un peu comme être ésotériste. L'histoire témoigne de quelle
dramatique manière l’application du dogme marxiste a conduit des millions de
personnes à la tyrannie, à l’injustice et à la mort. Chaque nouvelle tentative
affirme savoir s'y prendre finalement pour assurer le bonheur de tous. Heureusement
banalisé en Occident, s’avouer partisan du marxisme aujourd'hui démontre la même
dangereuse audace que celle de s’avouer partisan de Copernic. Raconter des
trucs à la noix pour occuper un espace professionnel, médiatique, social. Le
problème radical du marxisme, c'est qu'en se prétendant de manière
obsessionnelle depuis ses débuts une théorie scientifique indépassable, ce n'est
qu'un leurre et une formule redoutable fondée sur la soumission de masses
humaines aux caprices des détenteurs d’un pouvoir absolu. Adolescent, j’ai été en
premier lieu fasciné par l’anarchisme (Stirner !). Un peu plus tard, par
l’anarchosyndicalisme. Ça collait parfaitement avec ma famille, à commencer par
mes parents, l’une concierge, l’autre ouvrier de la construction : de
vrais ouvriers à mille années de distance – ténacité, solidarité, abnégation,
sacrifice – d’une gauche bourgeoise, de décor, remplie de figurants et trop
souvent, de vrais salauds déguisés en idéalistes. Plus tard, ma sympathie pour
le communisme a tenu d’abord à ses origines incroyables, à sa formidable façade
d’utopie atteignable, ennemie à la centième puissance de la fiction
démocratique, qui lui valait la haine bouffonne des vieilles tripes bourgeoises.
Et ensuite, par la réputation universelle de l’océan du marxisme. Donc : plongeon
dedans. Déception plus tard, sans abandon total, ne pouvant pas m’arrêter de
penser que la transformation de moins en moins déguisée du stalinisme en
autocratie de fer est, dans l’absolu, dans le domaine de l’idée gratuite, moins
odieuse que l’affreuse hypocrisie du biblisme capitaliste des Anglo-Ricains
avec leurs puritains milliardaires et leurs dynasties du coffre-fort
convaincues du bien-fondé de leur projet de domination sans partage de l’univers.
Jamais très loin de penser en 1990 : tout, plutôt qu’une victoire planétaire
de l’immonde capitalisme américain, régnant en maître sur l’ensemble du monde et
surtout d’une Europe dont il aura anéanti la civilisation, qu’il aura exploité
à fond avec sa vieille férocité boursière et, pour perpétuer ce bluff, ces
privilèges exorbitants de quelques classes au-dessus du commun des mortels.
Avec cet énorme et désespérant paupérisme des millions de sans-travail et de
laissés-pour-compte qui constituent exactement l’actif de leurs libertés démocratiques, si commodes pour
les rois du dollar dont ils sont, et pour cause, les conservateurs intolérants.
Tout plutôt que cette soumerde-là.
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Dans les textes que je laisse dans ce
blog, je mets des initiales presque partout où bien je me contente de citer “un
ami”, des initiales, etc. En tout cas, je ne partage pas l’avis de ceux qui
essaient de faire croire que sans l’anonymat ils pourraient entrer en conflit
avec leur propre image ou l’image que leur propre entourage pourrait s’en faire.
Personne n’en a rien à foutre de mon petit blog aussi génial ou stupide
soit-il. Mais les anonymisés préfèrent penser que leur simple nom ou une opinion
reflétée ici aurait un tel impact qu’ils pourraient en arriver à perdre leur
image sociale, leur rayonnement. Ils se trompent, tout le monde s’en fout. Mon
opinion – ou la leur – n’intéresse personne d’autant que, neuf fois sur dix, on
ne fait qu’exprimer ce que beaucoup de monde, sinon tout le monde, a ânonné
avant. Les professeurs sont
particulièrement touchés par ce syndrome.
Ils pensent comme les gens qui
passent-à-la-télé, mais sont persuadés que s’ils signaient leur assentiment
à des idées qui contredisent le monde-comme-il-va, leur petit collègue de
bureau ou de trottoir qui y conduit se fâcherait tout rouge. Donc, ils préfèrent
l’anonymat. Sur ce point, on pourrait être d’accord si on vivait sous le régime
d'une dictature féroce qui ferait que, au moment même de manifester une opinion
ou une affinité personnelle, on mette sa vie et celle de ses proches en danger.
Pour le reste, l'anonymat sur les blogs, est un babillage de bac à sable :
personne ne se met en danger avec ses petits lieux communs. Personne, et moi,
pas plus que les autres. Aucun présumé phare de l’humanité souffrante, même le
plus con d'entre eux, ne se souciera de mes petites élucubrations anti ou pro sanchistes
ou poutinistes ou macronistes, du moment qu’ils sont fidèlement servis par des
millions avec des intérêts autrement importants que nos petites parcelles de
vie à nous. Mêmes les orgasmes collectifs qui, sous couvert d'indignation, viennent
régulièrement saisir la blogosphère lorsqu'il est question de démolir une cause
ou de dégommer un type, nuire un parti ou virer un gouvernement sont savamment orchestrés
sans se faire du souci pour une éventuelle réaction des drôles comme nous. On
n’est jamais plus heureux qu’en troupeau, quand on mime l'érection palpitante
sous l'indignation feinte.
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Mon désintérêt pour le foot remonte à mon
enfance. Je n’ai jamais été sportif, mes inclinations ne m’y prédisposant pas vraiment, enfant, j’étais
plus attiré par la lecture. Avec le temps, ça ne s’est pas arrangé. Les
débordements de joie puérile que déclenchent les sports chez leurs adeptes
comme chez leurs amateurs ne sont pas dans ma nature, c’est dommage, peut-être,
mais c’est comme ça. Même quand un de mes auteurs favoris s’est vu décerner le
prix Nobel, ça ne m’a pas fait descendre dans la rue pour fêter ça. Il faut
bien reconnaître qu’un tel prix, quelle qu’en soit la discipline, ne déclenche
jamais l’enthousiasme des foules et que si cette nouvelle m’avait poussé à
traverser mon quartier en klaxonnant, j’aurais été le seul à le faire. J’avais passé,
très confié, La route des Flandres à un collègue prof d’anglais. Deux
jours après, il m’a jeté à la figure le roman : « C’est
illisible ! »
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Le hasard a fait que, il y a quelques
jours, j’ai allumé distraitement la radio et qu’un sort malin a voulu que la
station fût France Inter. L’émission La Terre au carré commençait. Toujours
soucieuse de donner la parole à ceux qui pensent correctement, l’émission
débuta par des messages d’auditeurs. Je me suis immédiatement senti dans un
autre monde. La première intervenante, une jeune femme – à sa voix – était en
total désarroi : elle demandait conseil sur la manière de parler à son
entourage afin qu’il partage ses lubies idéaux. Elle tentait de prêcher par
l’exemple : entre autres actions d’éclat au service de la planète, elle avait
réduit sa consommation de viande, changé de banque (!), et ne prenait plus
l’avion ! Malgré cela, il semblait que ses proches n’eussent rien à cirer
de ses exhortations. Ainsi, un copain devait venir lui rendre visite en prenant
l’avion ! Que fallait-il qu’elle fît, seule contre tous ! Que leur
dire ? Comment leur faire comprendre ? Un autre intervenant en avait
contre les rallyes automobiles (Paris-Dakar, etc.) qui gaspillent quantité de
carburants fossiles sans le moindre remord de leurs incommensurables crimes. Ensuite,
un « spécialiste du nazisme » (?) se lança dans un parallèle entre l’idéologie
hitlérienne et certains aspects de la société consumériste : par exemple les
deux étaient partisans d’une exploitation éhontée des ressources minières de la
planète et en faveur d’une croissance économique sans limite. J’ai éteint. J’avoue
que ces « sauveurs de la planète » me laissent pantois. Leurs « actions » leurs
indignations, leurs rapprochements audacieux entre des choses qui n’ont rien à
voir entre elles me paraissent dérisoires, pitoyables ou risibles.
Qu’importe
si la jeune femme ne parvient pas à convaincre ses amis ? Quelle part de
la consommation mondiale de carburants fossiles représentent les courses
automobiles ? Le Parti Communiste Chinois, dirigeant un pays productiviste
et grand utilisateur de ressources minières est-il un proche parent du nazisme ?
Il me semble que ceux qui croient en une imminente destruction de la planète ou,
plus exactement, de la vie sur celle-ci, devraient s’y résigner car la totale
transformation des modes de production et de consommation que la réalisation de
leurs rêves impliquerait ne saurait se faire du jour au lendemain. Comme un
Titanic que son erre entraîne irrémédiablement vers l’iceberg, la catastrophe
qu’ils envisagent apparaît inéluctable. Leurs efforts individuels, les
multiples interdictions qu’ils préconisent ne changeront rien. Des colibris qui
font leur possible pour lutter contre le feu qui ravage la forêt, des fourmis
qui pissent dessus pour arrêter l’incendie, voilà à quoi me font penser leurs «
actions ». Si la maison brûle vraiment, c’est à sa reconstruction qu’il faudra
penser sa destruction terminée. Le reste est bavardage.
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Voilà pourquoi Céline appréciait P.
Morand : « Fréquentiez-vous les omnibus dans votre jeunesse ? Moi,
beaucoup. Un tram me menait place Pereire, du Champ-de-Mars, pour le lycée
Carnot. Quand je n'y allais pas à vélo descendant l'avenue Niel à des allures
record (un jour, au coin de l'avenue Marceau, mon pneu dans un rail, je fis un
soleil par-dessus le guidon) ; un autre, énorme, à vapeur, de l'Alma aux
Sciences Po, dans une odeur de coke mouillée que je sens encore. Mais le grand
plaisir, c'était l’omnibus : Trocadéro - Gare de l'Est, à trois chevaux,
descendant en trombe la rue Pierre-Charron. Le plus amusant, le plus célébré
par les poètes, c'était Batignolles-Clichy-Odéon, à deux chevaux, transportant
l'intelligentsia sur l'impériale. Le plus pittoresque, celui d'Auteuil -
Saint-Sulpice, un cheval, puissant, un seul, flottant dans ses harnais ; il y
avait aussi les chevaux de relais, fumants sous la couver- ture toile cirée,
pour gravir la rue des Martyrs, ou ceux qui attendaient à la gare Saint-Lazare
d'aider à l'ascension de Montmartre par le sud. Le tram-train d'Arpajon qui, de
la gare de Sceaux, descendait aux Halles, apportant les légumes de la vallée de
Chevreuse, à deux heures du matin, en mettant le frein, boulevard Saint-Michel,
signalait l'heure d'aller au lit. » Prose qui bouge, promène son lecteur,
accompagné. Sans radotage ni superflu.
---
« Il y a 68 ans, je m'installais à
l'ombre de la Tour Eiffel. J'ai été élevé sous elle, d'abord rue de
l'Université, au Dépôt des marbres ; puis en 1925, 11 bis avenue de Suffren ;
puis, à mon mariage, juste au-dessous de mon dernier atelier de célibataire.
Vous ai-je raconté que, lorsque ma femme, en 1913, acheta son terrain au
Champ-de-Mars, ma belle-mère, vieille folle, écrivit à Monsieur Eiffel pour lui
demander si sa Tour était solide et si l'on pouvait, à son ombre, construire
sans crainte ? Très poli, le vieil ingénieur lui répondit qu'on pouvait y
aller, sans avoir à redouter une chute de sa Tour dans le jardin. » Paul
Morand à Jacques Chardonne, 1967
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J’ai dans l’idée que le président autonome
de Castille et Léon n’est pas tout à fait Adolf Hitler, et que les ministres,
sous-ministres, vice-ministres, para-ministres du sinistre farceur – celui-là
même qui meuglait il y a à peine quelques mois contre les comploteurs
capitalistes en haut-de-forme et à gros cigare et qui est parti à Davos comme un
toutou lécher le derrière de ces caricatures qu’il dénonçait – qui occupe la
présidence du gouvernement central madrilène ne sont que des progressistes de
pacotille. Il ne faut aucun courage pour prendre leur posture anti pro-vie,
tout juste une bonne dose de haine. La haine, l’incitation à la haine, le
fanatisme, la discrimination, l’ostracisme, le refus de la démocratie sont
d’ailleurs les ressorts à l’œuvre dans cette clownerie d’une prétendue attaque
aux droits des femmes devant laquelle, naturellement, les rézozozio de gôche,
qui ne trouvent rien à redire quand on réduit les peines des violeurs ou qu’on
doit carrément les libérer en application de la sinistre pitrerie-loi-imbroglio
« seul un oui est un oui », gueulent comme de putois. J’ai aussi dans
l’idée que s’il s’agissait d’aller bramer contre les abus bien tangibles du
gouvernement du frimeur, ces m’as-tu-vu seraient beaucoup moins tatillons sur
les principes…
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Sois sage ! dit-on aux petits.
Sinistre plaisanterie. La vie est un coup d’épée dans l’eau qui n’a même pas
l’excuse de l’esthétique, de l’épique ou du baroque. Au sein de cette
matière informe, la vie, la volonté humaine passe en douce et se contorsionne comme un
spectre grimaçant ; sa prétention hurlée à ordonner le chaos par la sagesse
me semble plus que jamais risible. J’ai essayé de sortir la tête de l’eau,
mais, à peine sortie, on m’a fait comprendre qu’il y avait peu de place pour
elle. Défaites ou victoires dans une vie n’ont même pas la belle séduction qui
accompagne ordinairement vaincus ou héros dans les films. Les autres ne nous
laissent aucune place. Chacun marche sur la tête de l’autre, comme s’il était
impossible de survivre sans détruire ce qui n’est pas soi. Je laisse courir un
instant dans ma tête toute une masse de visages aveugles, sourds, fermés,
inversés, ricanants, la bouche grande ouverte semblant en pleine digestion
d’idiotie, comme une colonie de portraits cubistes qu’on aurait arrachés au
néant. Je les revois revendiquant à pleins poumons qu’ils sont les
propriétaires du monde, de leur monde. Il faut en être, ou périr.
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