J'aime

jeudi 6 août 2020

Au-delà d’un certain stade, la connaissance devient une punition.

 

Canicule après confinement. Les volets restent fermés.

***

J'en suis à l'âge où il devient ridicule de programmer ses lectures. Je laisse tomber Slezkine quelques jours. Je le rouvrirai dès que possible …

***


Retour en trombe de la « nouvelle réalité » aussi pathétique que l’ancienne avec les mêmes pitres aux commandes en-deçà et au-delà des Pyrénées. Nouvelle réalité ! Par décret. Rare moment où plus que jamais, comme dirait Léautaud, tout ce qui est l’autorité donne l’envie d’injurier … Chacun mène sa barque comme il peut et ce n’est déjà pas si mal que ça mais on rigole bien quand même face à la répétition du phénomène qui fait que quand une cause s'avère détestable ou qu'elle n'a pas un bon dossier à plaider, les dévots proches du pouvoir sont bien obligés de lui chercher des arguments favorables dans les artifices du langage ou dans un passé imaginé qui n’a jamais existé.

***

Peu de touristes, étrangers ou non, le nez au vent à la recherche des merveilles bien chimériques ... 

***

Sic transit gloria mundi. Le roi émérite a fait ses valises en catimini pour déguerpir en vitesse du palais. Des médias dont le servilisme rivalisait avec l’obséquiosité à grands coups de gestes, aboient fort aujourd'hui et les gentils toutous d’hier deviennent des molosses voulant, maintenant qu’il n’est plus là, lui mordre les talons ! Roi Ripoux s’en va… Mais les archi-ripoux en tout genre, à commencer par l’abject clan des Pujol, restent bien en place ! Ces deux hommes, Bourbon & Pujol, ont été l'avers et le revers d'une même médaille. Ils se fournissaient toujours, ces deux détaillants, chez le même grossiste : la charia mondialiste avec son chapelet d’idées contradictoires teintes de moralisme stupide et d’écologie vaseuse. Ils ont porté le même projet en utilisant les mêmes ficelles entre les mains de l’impérialisme anglo-saxon : mondialisation et réduction ethnique (« une idée va être promue par un clan qu'il a rassemblé et ce qui semble être son contraire par un autre clan qui deviendra ennemi du premier. De cette dualité créée, l'impérialisme va espérer tirer des oppositions et des combats sanglants dont le résultat aura pour effet de briser une situation stable qui ne pouvait être que difficilement modifiée »). Ce sont les jumeaux monozygotes du même œuf pourri. Les mensonges répétées de l'un ne compenseront jamais les dégâts que nous a causés l'autre. Interchangeables sans être pareillement jetables : l’un et toute sa sinistre smala restent intouchables dans leur fief catalan et l’autre, prébendaire à vie des 17 juteux morceaux que les équarrisseurs pères de la constitution ont glané pour lui depuis le début de la farce, coulera des jours heureux quelque part dans le monde.

***

Ce qui est le plus important pour un sectaire, c’est l’habitude de diviser les gens en deux camps : eux et nous.

***

Reprise (lente) de YURI SLEZKINE (La Maison éternelle et Le siècle juif)

La principale religion de l'Âge moderne est le nationalisme, un culte qui dépeint la société nouvelle comme s'il s'agissait d'une communauté immémoriale et permet aux princes et aux paysans de se sentir chez eux dans ce monde étranger. Chaque État doit être une tribu, chaque tribu doit avoir son État. Toutes les patries sont des Terres promises, tous les idiomes sont la langue d'Adam, toutes les capitales sont Jérusalem et tous les peuples sont élus (et antiques). En d'autres termes, l'Age du nationalisme, c'est le devenir juif de toutes les nations.

Yuri Slezkine, La maison éternelle

---

L'idée sublime de l'immortalité disparaîtrait et devrait être remplacée par quelque chose d'autre, et tout ce grand excès d'amour pour Celui qui avait incarné cette immortalité serait désormais orienté vers la nature, vers le monde, vers les hommes qui l'habitent, vers le moindre brin d'herbe. Ils aimeraient la vie et la terre d'un amour irrépressible, au fur et à mesure qu'ils prendraient conscience de leur fugacité et de leur finitude, et ce serait un genre d'amour tout à fait différent. (p. 92)

***

Un jour, bientôt, la trompette du troisième ange retentira. C'est alors que nous ferons comprendre à tous ceux qui aiment bien profiter de la vie avec leur petite tranche de graisse, leur petite ration de fumier, leur petite portion de saleté et leur dose de viol institutionnalisé, ce que signifie vraiment la fin du monde. Nous allons leur faire payer le prix de leurs impératifs catégoriques et de leurs accoutrements civiques. Nous rappellerons à leur mémoire leurs petits catalogues de victimes de la potence et les petites bibliothèques qu'ils ont bâties en amateurs raffinés. Nous nous n'oublierons rien : les larmes innocentes des enfants, la jeunesse gâchée dans les sous-sols et les ruelles des taudis, les talents détruits, la douleur des mères, Sonetchka Marmeladova et le petit Ilya, et tous ceux qu'on a menés à l'échafaud aux premiers rayons candides du soleil. (p. 89)

***

Débat pour savoir si la vie est un miracle ou un jeu de forces aveugles et malveillantes et si le véritable miracle est la vie telle que nous la connaissons ou le désir et la capacité qu’ont les hommes de la maîtriser et de la transformer.

Le père Nikolaï réfléchit un moment, retroussa la manche de sa soutane et dit : « […] L'homme a besoin de labourer, de semer, de garder le bétail, de cultiver son jardin et d’élever ses enfants. C'est cela qui est le plus important. Tout le reste est secondaire. Toi qui es “en quête de la cité future”, tu ne connais pas et tu ne peux pas comprendre la joie d'un agriculteur qui voit une couvée de poulets, ou le soin avec lequel il émonde et greffe un pommier. Tu crois qu’il ne pense qu’à son profit, mais il ne pense pas toujours au profit, et parfois il n’y pense pas du tout : ce qu’il ressent en fait, c'est la joie de la végétation, il contemple le fruit de son travail et prend plaisir à la vie [...] La vie est quelque chose de gigantesque. Elle est comme une montagne qui ne peut pas être déplacée.

-        -  Nous creuserons des tunnels à travers cette montagne, mon oncle.

-      -   Et tu crois que la vie est différente de l'autre côté de la montagne ? C'est la même chose, la même chose ... »

***

Identification de la Révolution à une figure féminine dont l’amour éthéré constitue la force motrice de l’utopie insatiable, mélangé avec de la haine (sacrée) contre tout ce qui gêne le son de cloches de la philanthropie dévastatrice. La douleur inévitable contre quelques-uns pour arriver à la joie et au bonheur de tous.

***

La structure sociale anglaise est hostile au mélange des classes, voire des groupes au sein des classes, mais elle se renouvelle sans cesse grâce au transfert interclasses, de sorte que les parties d'un tel bâtiment hétéroclite sont en contact permanent et, en même temps, distantes. Et le ciment qui consolide cette union désunie est double : puritanisme et snobisme, tous deux, essentiellement, pur écran. Grâce à ces deux accessoires utiles, l'esprit anglais instinctivement conservateur a pu se transformer en le pays le plus débauché sexuellement et socialement le plus perméable et authentiquement égalitaire d'Europe. Il semble paradoxal que le puritanisme, qui a commencé par réprimer farouchement toute transgression de normes morales concises et étroites, ait fini par dissimuler la libération sexuelle la plus spectaculaire de l'histoire moderne, et que tout l'échafaudage de classe anglais, avec ses titres, hermines et jarretières, ait facilité la plus grande irruption de sang plébéien et l'égalité sociale devant la loi la plus réelle et la plus tangible que toute aristocratie ait subie. Sans abolition publique des idées religieuses et morales, la première, et sans révolution ni guillotine, la seconde.

La estructura social inglesa es hostil a la mezcla de clases, e incluso de grupos dentro de las clases, pero se renueva constantemente gracias al trasvase interclasista, de modo que las partes de tan abigarrado edificio están en incesante contacto y, al tiempo, distacto. Y el cemento que remata su desunida unión es doble: puritanismo y esnobismo, ambos, en lo esencial, pura pantalla. Gracias a estos dos útiles puntales, la mente inglesa, instintivamente conservadora, ha podido transformarse en el país sexualmente más promiscuo y socialmente más poroso y auténticamente igualitario de Europa. Parece paradójico que el puritanismo, que comenzó reprimiendo ferozmente toda transgresión de escuetas y angostas normas morales, acabase camuflando la más espectacular liberación sexual de la historia moderna, y que todo el andamiaje clasista inglés, con sus títulos, armiños y jarreteras, haya facilitado la más caudalosa invasión de sangre plebeya y la más real y tangible igualdad social ante la ley que ha sufrido aristocracia alguna. Sin abolición pública de ideas religiosas y morales la primera, y sin revolución o guillotina la segunda.

Jesús Pardo, Autorretrato sin retoques, Anagrama. Barcelona 1996

***

Ça fait du bien d'entendre démonter cet argument stupide  : « Ce n'est pas une opinion mais un délit ». Je vois pas en quoi le fait d'être un délit annule le fait que ce soit une opinion. Si demain on interdit de dire "je trouve que les carottes ont bon goût", ce ne sera plus une opinion ?

***

« Le malin, c’est de réussir en n’ayant aucun de ces dons dans son jeu, c’est être académicien sans avoir de talent, homme d’État sans pouvoir reconnaître l’île de Java sur une carte ; c’est faire fortune sans avoir travaillé, faire marcher le monde en demeurant médiocre en tout (…) Ça, c’est digne d’admiration (…) Ce sont nos maîtres. »

“Lo meritorio es triunfar cuando no tienes aptitudes, conocimientos o una inteligencia excepcional. Ser académico sin tener talento, hombre de Estado sin poder identificar la isla de Java en un mapa, es hacer fortuna sin haber trabajado, hacer rodar el mundo siendo mediocre en todo (…) Son nuestros dueños.”

Los Fuegos de Otoño, Irene Nemirovski 

***

«Domi manere convenit felicibus» (Conviene a los felices quedarse en casa), leyenda que popularizó Claudio Magris desde que habló de ella en Danubio.  Dice Magris que es una de las leyendas que decoran algunas estancias del castillo alemán de Sigmaringen, el de los Hohenzollern. https://vivirdebuenagana.wordpress.com/page/2/

***

Ils veulent juste effacer le passé, ça leur fait croire qu’ils pourront avoir un avenir… l’ultime mystification du capitalisme, enfermer tout le monde dans un présent sans fin.

***

Pièges indémontables des réseaux sociaux. C'est un peu lassant, cette idée que, face à une parole quelconque, écrite ou orale, lapidaire ou développée, on devrait absolument et tout de suite, prendre position pour ou contre, la glorifier ou la discréditer. Est-ce qu'on ne peut pas simplement la prendre en compte ? L'examiner en silence ? Quitte, ensuite, à lui apporter ses menus correctifs personnels ?

***


Gaz hilarant. Une femme qui a ses règles, c’est de la stigmatisation par rapport aux transsexuels. C'est quoi ce délire que seules les femmes peuvent être menstruées ? Le bobotariat est décidément chamailleur... De mon temps seules les femmes avaient des règles. Que s'est-il passé durant ces quelques années ?

***

« Pour moi, il y a un Céline d’avant et un Céline d’après. Après, je veux dire après le cataclysme qui a fait du picaro imprécateur du Voyage le proscrit et le témoin de Rigodon. Avant, c’est le prophétique Voyage, suivi d’un Mort à crédit déjà menacé de maniérisme, et de pamphlets frappés de logorrhée. Après, c’est la fantastique trilogie des années 1950-1965, D’un château l’autre, Nord, Rigodon. Ce triptyque hausse Céline, quoique simple sous-fifre dans le camp des bourreaux vaincus et condamné au plus indéfendable des points de vue, dans le peloton de tête des plus grands témoins littéraires du désastre, un Chateaubriand dans l’éternité, et un Robert Antelme, un Primo Levi, un Victor Klemperer, un Vassili Grossman de son propre temps et dans l’autre camp. »

« Céline en Sganarelle », Le Point, 12 mai 2011. Marc Fumaroli, né le 10 juin 1932 à Marseille et mort le 24 juin 2020 à Paris, est un critique littéraire, historien de la littérature et essayiste français. https://fr.wikipedia.org/wiki/Marc_Fumaroli

***

Germinal avait rencontré à Montmartre, dans un groupe d’artistes bohèmes et de marginaux mal définis, ce Louis-Ferdinand Céline dont on parlait tant. Depuis longtemps, Fred souhaitait dialoguer avec Céline. L’auteur du Voyage au bout de la nuit ne manquait pas d’affinités avec l’anarchisme. Il était, en tout cas, pacifiste, anticolonialiste, anticonformiste. Comme tous les écrivains à la mode, il avait accompli, lui aussi, son pèlerinage en Russie et, au désappointement des communistes qui tentaient de le récupérer, en rapporta un pamphlet : Mea culpa, qui ne laissait subsister aucune ambiguïté sur ses sentiments quant à la bonté naturelle de l’homme et la vertu des masses. Germinal arrangea un rendez-vous dans un bistrot, près de la place du Tertre.

D’emblée, Céline et Fred sympathisèrent. Grand, costaud, vêtu d’un complet marron, Céline avait un front volumineux, des cheveux en désordre et des yeux aussi bleus que ceux de Germinal. Rien de solennel, rien de compassé dans cet homme en vogue. De la malice dans le regard et beaucoup de simplicité. Ils évoquèrent la Russie, évidemment. Très vite, Fred s’aperçut que Céline la connaissait peu, qu’il ne devait guère s’être éloigné de Leningrad. Contrairement à tous les autres écrivains, invités somptueusement, Céline s’était astreint à payer son voyage. Il aurait bien voulu que Lucette Almanzor l’accompagne, mais comme ils n’étaient pas alors mariés les difficultés s’amoncelèrent pour leur permettre le partage d’une chambre dans un même hôtel. Fred croyait que Céline plaisantait. Il ne plaisantait pas. Alexandra Kollontaï était bien oubliée !

Germinal avait raconté à Céline ce que représentait son père, son action en Russie, puis en Espagne. Si bien que Céline dit brusquement :

— Vous savez, Barthélemy, je suis anarchiste jusqu’aux poils. Je l’ai toujours été et ne serai jamais rien d’autre. Les nazis m’exècrent autant que les socialistes. Je n’ai jamais voté et, s’il m’arrive de le faire, je voterai pour moi. Seulement, ce qui nous sépare c’est que vous croyez au progrès, au prolétariat. Pour moi, le prolétariat n’est qu’une faribole, un songe-creux, une imagerie imbécile. Il n’y a qu’une seule vérité au monde, c’est la mort. Avez-vous des enfants, Barthélemy ?

Fred lui montra Germinal.

— Non, celui-là n’est plus un enfant. L’humanité ne mérite plus d’enfants, dit Céline, lugubre.

Puis il se lança dans une longue péroraison, où il parla de l’anarchisme du peuple allemand (notion qui lui était vraiment personnelle), de son antipathie pour le nazisme, de son exaspération des lamentations des intellectuels de gauche, de l’amitié qui l’avait lié un temps à Barbusse, de la guerre qui grondait, de l’Allemagne qui envahirait l’Ukraine, de sa phobie des Juifs et des francs-maçons, de la médecine populaire, de son dégoût de l’alcool et de ce qu’il appelait « la mangeaille »…

Fred ne pouvait placer un mot. Dans le débit ininterrompu de Céline, les interjections virevoltaient. Il passait sans transition de la drôlerie à la bouffonnerie. Voire à l’enthousiasme lorsqu’il évoquait les femmes : « Des cuisses ! Encore des cuisses, s’écria-t-il. L’humanité ne sera sauvée que par l’amour des cuisses ! »

Plus Fred l’observait, plus il lui découvrait un air loustic, parigot, une allure de voyageur de commerce beau parleur et dragueur de filles de petite vertu ; un peu voyou, comme Baskine. Sa sympathie du début s’estompait.

Ayant achevé son soliloque, Céline se leva, tendit la main à Fred, s’en alla précipitamment, revint sur ses pas et grommela sentencieusement :

— Il faut choisir : mourir ou mentir. Vous avez choisi de mourir, Barthélemy, puisque vous refusez de mentir.

Fred et Germinal se retrouvèrent seuls dans le bistrot, un peu étourdis par ce discours véhément.

— N’empêche, dit Germinal, que c’est un écrivain balèze. Barbusse, Rolland, Margueritte, à côté, c’est de la gnognote !

Michel Ragon, La mémoire des vaincus


***

Meudon, 8 juillet 1958 : la visite de la “Beat Generation” à Céline

Publié le 24 juillet 2020 par Présent

Voici le premier récit complet, en français, de cette visite connue par les témoignages de Burroughs et Ginsberg.

La Beat Generation, c’est d’abord un trio, Jack Kerouac, Allen Ginsberg, et leur aîné William Burroughs (ancien de Harvard), réunis à New York en 1944. Beat est un adjectif qui signifie « fatigué, cassé ». C’est au fond une « génération perdue » que Kerouac annonce en lançant l’expression en 1948. Et, de fait, ils sont marqués par la drogue, une sexualité (souvent une homosexualité) débridée. Mais aussi par un grand désir de renouveler la littérature. En 1953, Burroughs publie Junky(« Drogué »), en 1956, Ginsberg publie Howl (« Hurlement »), un poème en immenses versets, et, en 1957, Kerouac On the Road (journal de route en prose). Gregory Corso, un petit délinquant, fait le quatrième mousquetaire dès 1950, publie un premier recueil en 1955, et le second, Gasoline, en juin 1958. Fasciné par les deux premiers romans de Céline, Burroughs publie son deuxième livre dans une prose « épileptique » (Naked Lunch « Le Festin nu »), en 1959. Mais, avant, il a voulu voir « la bête ». Au printemps 1958, il s’est installé avec Ginsberg et Corso à l’hôtel de Mme Rachou, 9, rue Gît-le-Cœur, en plein Quartier latin. Et il va réaliser son rêve.

Michel Mohrt, qui était lecteur chez Gallimard pour la littérature américaine, servit d’entremetteur. Il était un des rares Français à s’intéresser à la Beat Generation et voulait les interviewer pour Le Figaro littéraire. Leur rencontre eut-elle lieu dans l’immeuble du Figaro plutôt que dans celui de Gallimard ? Ou bien dans l’appartement de Michel Mohrt, car Ginsberg parle d’une salle de bains (bathroom) où Corso s’isolait « toutes les cinq minutes pour se shooter à la cocaïne » ? Mohrt ne s’en formalisa pas, ni de l’interview ratée, et il accepta d’écrire à Céline pour leur obtenir un rendez-vous à Meudon. Céline ne se fit pas prier. Il téléphona bientôt au numéro indiqué. Ginsberg, décrochant, fut surpris par cette voix, « une voix hésitante de jeune homme timide, distinguée [delicate], pas du tout l’ogre qu’on attendait ». Il prétend avoir dit (en anglais) : « Quel plaisir d’entendre votre voix ! » Mais Céline fut bref : « Mardi, quand vous voulez, mais après 4 heures. »

« Etes-vous un bon médecin ? »

Ce 8 juillet, il y a donc 62 ans, seuls Burroughs et Ginsberg prirent le train pour Meudon (Corso préférait courir les filles). Ils avaient alors 44 et 32 ans (Céline 64). Ils se présentèrent devant la fameuse grille du 25 ter, route des Gardes (ornée de la plaque du médecin et de la pancarte du cours de danse de son épouse Lucette Almanzor), suscitant la ruée aboyante des chiens, puis l’arrivée « dégingandée » du maître de maison qui les calma et les attacha.

Ginsberg, drogué à la cocaïne, demanda tout de suite en anglais : « Est-ce qu’ils ont déjà tué quelqu’un ? » Et Céline aurait répondu, en anglais aussi : « Je les emmène seulement quand je vais à la Poste, pour éviter d’être attaqué par des juifs » (il n’est pas exclu que ce soit une pointe suscitée par le nom de Ginsberg). Il se plaignit des lettres anonymes de menace, des voisins qui cherchaient à empoisonner ses chiens. « Mais c’est ainsi, la vie est pleine de surprises désagréables ». Nos deux Yankees approuvèrent, et notèrent la formule (Céline a sans doute dit « faite », et non « pleine »).

La conversation se poursuivit en français mêlé parfois d’anglais. Burroughs trouva le moyen de la rendre plus chaleureuse : il confia qu’il était un ancien drogué, souffrant d’addiction à la morphine. C’était placer le bon docteur Destouches sur son terrain favori, la médecine. Il rappela aussitôt un souvenir, cette nuit du 5 au 6 janvier 1940 où il était médecin de bord quand le cargo Chella, transformé en transport de troupes, éperonna un aviso anglais près de Gibraltar : « J’ai dû soigner mille passagers, je les ai piqués à la morphine pour les calmer, ça faisait vomir certains… » (on fera la part de l’amplification).

— Etes-vous un bon médecin ? demanda Ginsberg qui continuait à jouer les provocateurs.

— Bon médecin, je ne sais pas ; mais je suis raisonnable, répondit le docteur. D’ailleurs les pharmaciens refusent mes ordonnances, elles sont trop raisonnables…

— Ça vous permet de gagner votre vie ?

— La clientèle est trop rare. Vous savez, les femmes jeunes préfèrent voir de jeunes docteurs, et les autres rêvent de se montrer toutes nues, devant de jeunes docteurs aussi.

« Mais les malades sont moins effrayants que les bien-portants », ajouta-t-il. A quoi Burroughs répondit en écho : « Et les morts sont moins effrayants que les vivants », prouvant qu’il avait bien lu ses classiques.

Céline évoqua son exil chez les Danois, peuple « hypocrite et brutal », et notamment son arrestation et son séjour en prison : « Ils m’ont dit qu’on allait me fusiller. Mais c’est drôle : dit en anglais, ça ne m’a fait aucun effet… Une autre fois, une grande brute m’a donné un coup de tête dans l’estomac, sans un mot. »

« Michaux ? Genet ? C’est rien du tout ! »

Bien entendu, nos deux graphomanes voulaient l’interroger sur l’actualité littéraire. Quels sont les autres grands de la littérature française aujourd’hui : Michaux qu’ils avaient rencontré (sa tenue de grand bourgeois les étonna, et il fut beaucoup plus froid que Céline) ? Sartre ? Beckett ? Jean Genet ? A chaque fois, Céline répondait : « Rien du tout, c’est rien du tout ! Un nouveau petit poisson ! Tous les ans, on en lance un dans la mare aux écrivains ! » (le succès de Beckett, avec En attendant Godot, ne datait que de 1953).

La conversation dura tout de même deux heures, d’abord dans le jardin, d’où l’on voyait les boucles de la Seine et la tour Eiffel au loin, puis dans la pièce où Céline écrivait, recevait, prenait ses maigres repas, dans un grand désordre. Nos deux poètes regardèrent les livres, offrirent les leurs : Junky pour Burroughs, Howl pour Ginsberg, et un exemplaire du Gasoline de Corso. Céline promit négligemment d’y jeter un coup d’œil, et les mit de côté avec l’air de quelqu’un « pour qui rien d’autre que son œuvre ne comptait désormais », a dit Ginsberg ; il ne se trompait pas : Céline était en train de rédiger Nord, et eut le temps de finir Rigodon, juste avant de se coucher le 30 juin 1961, pour mourir le 1er juillet.

Ginsberg dans son grand poème intitulé « Ignu » revint, en quelques versets, sur cette visite, esquissant à nouveau la silhouette de Céline en « old gentleman sale et bougonnant, les cheveux longs, les ongles antiques, emmitouflé dans de vieux sweaters et des foulards mangés aux mites… ». Il raconte aussi que Lucette les reconduisit avec son mari jusqu’au portail. Ginsberg déclara : « Ainsi nous sommes venus apporter le salut de l’Amérique au plus grand écrivain de France. » Lucette le corrigea en riant : « Vous voulez dire le plus grand écrivain de l’univers ! »

François Lecomte

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire