Les
Européens que nous sommes ont tendance à imaginer tout neuf le problème des
minorités et de nos rapports difficiles avec elles ; nous pensons souffrir d'un
cancer encore jeune, dont les métastases demeureraient encore réversibles –
exception faite, bien entendu, de ceux qui, clamant leur pleine santé, se
persuadent qu'ils le sont réellement. Or, il semble que le mal vient de plus
loin, pour parler comme Flannery O'Connor ; plus loin dans l'espace, plus loin
dans le temps.
Le bref
roman de Christopher Isherwood intitulé Un homme au singulier (A
Single Man) date de 1964 et a été écrit en Californie, où s'était réfugié
l'auteur dans l'espoir d'y vivre son homosexualité de manière moins contrainte
que dans son Angleterre natale. Il raconte une journée (la dernière ? Le doute
demeurera) de la vie d'un professeur d'université nommé George, homosexuel
presque quinquagénaire vivant absolument seul depuis la mort de son compagnon,
Jim, quelques mois plus tôt dans un accident de voiture. Dans le premier tiers
du livre, c'est-à-dire au milieu de la matinée, nous assistons au cours que
donne George, sur un roman d'Aldous Huxley qui n'est pas nommé mais qu'un moins
ignare en littérature anglaise n'aurait sans doute aucune peine à identifier.
Vers la fin de ce cours, la discussion avec certains de ses étudiants l'amène à
se lancer dans une sorte de péroraison à propos des minorités (j'en supprime
quelques passages, incompréhensibles pour qui n'a pas lu les soixante-dix pages
qui la précèdent ; les mots et passages soulignés le sont par Isherwood) ;
voici :
« Bon… maintenant, voici les
libéraux – dont font partie, j'espère, toutes les personnes qui sont dans cette
salle ; ils déclarent : “Les minorités ne sont que des êtres humains, comme
nous.” Bien sûr, que les minorités sont des êtres humains ; des êtres
humains, non des anges. Bien sûr qu'elles sont comme nous – mais pas exactement
comme nous ; voilà l'état d'hystérie libérale que nous ne connaissons que trop,
où l'on se met à raconter qu'en toute sincérité l'on ne voit aucune différence
entre un noir et un Suédois […]
» Ainsi, reconnaissons-le, les
minorités sont formées de gens dont l'aspect, les actions et les pensées
diffèrent probablement des nôtres, et qui ont des défauts que nous n'avons pas.
Il se peut que leur aspect et leurs actions nous déplaisent, et que leurs
défauts nous soient odieux. Mieux vaut reconnaître qu'ils nous
déplaisent et nous sont odieux, que d'essayer de barbouiller nos sentiments de
sentimentalité pseudo-libérale. Si nous considérons nos sentiments avec
franchise, nous avons une soupape de sécurité ; si nous avons une soupape de
sécurité, en réalité nous risquons moins de nous lancer dans les persécutions…
Je sais bien qu'une pareille théorie n'est pas à la mode aujourd'hui. Tous
autant que nous sommes, nous n'arrêtons pas de nous efforcer de croire que, si
nous ignorons une chose assez longtemps, elle disparaîtra purement et
simplement. […]
» Bien entendu, la persécution en
elle-même est toujours un mal, je suis certain que nous sommes tous d'accord
là-dessus… Mais le pire, c'est que nous tombons maintenant dans une autre
hérésie libérale. Parce que la la majorité persécutrice est abominable,
disent les libéraux, la minorité persécutée doit être nécessairement d'une
pureté sans tache. Ne voyez-vous pas combien c'est absurde ? Qu'est-ce qui
s'oppose à ce que les mauvais soient persécutés par les pires ? Tous les
chrétiens massacrés dans l'arène étaient-ils obligatoirement des saints ?
» Autre chose. La minorité a son
propre type d'agressivité. Elle provoque positivement les attaques de la
majorité. Elle hait la majorité – non sans raison, je vous l'accorde. Elle hait
même les autres minorités – parce que toutes les minorités sont en compétition
: chacune proclame que ses souffrances sont les plus atroces, et que les torts
qu'elle subit sont les plus graves. Et plus toutes ces minorités haïssent, plus
elles sont persécutées, plus elles deviennent méchantes ! »
Christopher Isherwood, Un
homme au singulier (A Single Man), 1964
Texte écrit il y
a plus d'un demi-siècle, donc, et dans quoi est démontée presque pièce à pièce
cette “compétition victimaire” dont
nous pensons qu'elle est apparue chez nous, à l'abri de nos anciens parapets,
il y a vingt ou vingt-cinq ans tout au plus. Il reste que, faisant
immédiatement suite à celle de Gatsby – cette valse lente animant des
spectres –, la lecture d'Un homme au singulier n'est pas exactement de
celles qui vous donnent envie de croire en l'homme et son avenir flamboyant – à
moins qu'il ne flamboie comme un Walhalla en fin de tétralogie.
[1] Note venant de commentaires
(source) : Les "libéraux"
de cette (mauvaise) traduction ne sont pas des "libéraux" au sens
classique, comme Bastiat, car le "liberal" américain est fortement
antilibéral, pro-socialiste, bref incarne la gauche bourgeoise... Il faut un
autre mot en français pour le traduire en évitant cette fâcheuse confusion.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire