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jeudi 17 mars 2016

le solitarie de Meudon vu par ...




Céline dans Le Journal Littéraire de Paul Léautaud

Jeudi 8 décembre [1932].- Hier, attribution du Prix Goncourt. Descaves est parti une nouvelle fois en faisant claquer les portes. Il raconte dans les interviews parues ce matin dans les journaux, qu'à la réunion préparatoire, la semaine dernière, l'attribution du Prix avait été décidée à M. Céline, auteur d'un Voyage au bout de la nuit. C'était si bien arrêté qu'on aurait pu donner le prix ce jour-là. Quand il est arrivé hier matin, il a trouvé tout changé et par suite d'il ne sait quelles combinaisons élaborées en dehors de lui, le prix décidé pour M. Mazeline, auteur des Loups. Il ne remettra plus les pieds à l'Académie et reprendra son procédé de voter par correspondance. (...) Ce M. Céline, qui a ainsi raté le prix Goncourt après avoir été si près de l'avoir, a eu le Prix Téophraste Renaudot, dont l'attribution a suivi, comme d'habitude, celle du Prix Goncourt. J'ai reçu son livre à sa publication, avec un envoi, ce qui me donne à penser qu'il me connaît comme écrivain. Il est encore dans mon casier, dans mon bureau. Pas lu, naturellement. Je l'ai regardé un peu ce soir, sur ce que m'en disait Auriant, qui en parle comme d'un livre remarquable. Il paraît que Léon Daudet en a dit grand bien. Céline était son candidat. Le peu que j'en ai lu, je ne crois pas que cela me plairait beaucoup. Je n'ai pas beaucoup de goût pour la littérature de mœurs populaires. Céline est un pseudonyme. Un homme encore jeune, 35 ans. Un médecin attaché à un dispensaire médical de banlieue. Dans "Paris-Midi" d'hier, une longue interview de lui. Il a l'air de faire passer chez lui l'écrivain au second plan.
On ne pourra pas dire que je travaille à me ménager les suffrages des jeunes écrivains qui m'envoient des livres. Je n'en lis aucun et je ne réponds jamais.
 
Lundi 19 décembre.- ... Vallette me demande si j'ai lu le roman de Céline : Voyage au bout de la nuit. Il dit qu'il paraît que c'est un livre assez vulgaire. Chéreau lui en avait parlé au dernier dîner de la revue des Deux Mondes. (...) " Daudet nous a flanqué dans les jambes un gros roman, long, écrit à la diable, mais ça ne fait rien, mais assez vulgaire, remplis de grossièretés qui ne sont pas toujours nécessaires ... ", sans donner à entendre qu'il pût y avoir quelque chose sous tout cela. Il m'a dit aussi qu'il a lu ces jours-ci dans Le Temps un article d'Henriot qui relève les mêmes choses mais qui trouve, lui, qu'il y a de l'intéret dans le livre, reprochant surtout à l'auteur un pessimisme trop absolu, parce que, selon lui, s'il y a beaucoup de mal dans la vie, on y rencontre bien aussi quelquefois quelque bien, rencontre qui console heureusement du premier cas - ce qui est assez, à mon avis, un état d'esprit de modiste sentimentale.
Samedi 31 décembre.- Auriant me dit aussi (...) que le chef-d’œuvre annoncé par Viollis à la fin de sa dernière chronique des Marges est certainement le livre de Céline: Voyage au bout de la nuit. Monfort loin d'être de cette opinion. Viollis porté à la grossièreté (...) son goût pour ce livre, qu'on dit aussi fort grossier en expressions, ne m'étonne pas.
 
Mercredi 17 mai [1933].- ... détail sur la discussion pour l'attribution de dernier Prix Goncourt. Plusieurs membres, Léon Daudet en tête, voulaient donner le prix à Céline, pour son Voyage au bout de la nuit. Pol Neveux était scandalisé : le Prix à ce livre ? mais il s'y trouve des attaques abominables contre la patrie. Ce qui fit exploser Léon Daudet : " La patrie, je lui dis merde, quand il s'agit de littérature ".
 
Samedi 13 juin [1936].- Arrivent ensuite Gaston Gallimard et sa femme. On se met à table. Conversation, moi muet tout d'abord, sur le dernier roman de Céline Mort à crédit. Unanimité à le célébrer. Grand déplaisir pour ma part à entendre parler d'un livre et le célébrer sous le jour d'une chose réussie, bien combinée, produisant bien ses effets, comme un tour de force difficile et réussi, la difficulté à vaincre, etc., etc. Je n'ai jamais pu voir la littérature sous cet aspect. On me demande mon avis. Je dis que lorsque j'ai reçu le premier Céline: Voyage au bout de la nuit, je l'ai feuilleté et quand j'ai vu ce vocabulaire je l'ai laissé là, que je n'ai lu du nouveau que des extraits dans des articles de critique et que cela me suffit. Je n'ai aucun goût pour ce style volontairement fabriqué, que les inventions en m'intéressent pas, comme sujet ni comme forme. J'ajoute que dans moins de cinq ans, on ne pourra plus lire un livre de ce genre. J'ai même fini par dire tout crûment que cela me fait un peu pitié qu'on puisse admirer des livres de ce genre (...).
 
Vendredi 10 juin [1938].- (...) Benjamin Crémieux (...) termine [ses pages dans la Nouvelle Revue Française] en estimant qu'il faut saluer l'avènement d'une nouvelle école de romanciers qu'il appelle les psychologues du mépris, à un titre ou à un autre, et il cite, dans de sens différents : Céline, un Jean-Paul Sartre et Rouveyre (...).                                                                                  
Journal Littéraire II
 


Lundi 17 février [1941].- Combelle m'a parle longuement de Céline, de son vrai nom le Docteur Destouches. Comme point de départ de ceci: La Gerbe a relancé à plusieurs reprises, depuis ces derniers mois, Céline, pour avoir un article de lui. Céline a mis tous les envoyés dehors, en répondant qu'il a écrit, alors qu'il avait du danger à le faire, à peu près tout ce qui est arrivé, qu'il n'a plus rien à dire et qu'il laisse les autres libres de profiter de tout ce qu'il a écrit. Qu'au surplus il ne sait pas e´crire d'articles et qu'on le laisse tranquille. Un dernier envoyé de La Gerbe lui a demandé : " Alors, une simple lettre. Écrivez-nous une simple lettre. " Céline s'est laissé faire. La Gerbe a publié al lettre amputée d'un quart, et complètement falsifiée dans les trois autres quarts. Combelle m'a lu à ce sujet une lettre que Céline lui a écrite pour lui dire que la lettre, telle qu'elle a paru dans La Gerbe, n'est en rien de lui.
À tous les traits que m'a racontés Combelle, Céline digne de sympathie et d'estime. Misanthrope forcené. Combelle m'a répété ce mot de lui : " Ce n'est pas médecin que j'aurais dû être. C'est général. J'aurais pu envoyer des hommes à la mort, - ou les sauver ". Il a eu une enfance affreuse. Il a fait les pires métiers manuels, pour subvenir aux frais de ses études de médecin. Il a fait la guerre de 1914-1918 et à la suite d'une blessure a été trépané. Ce qui explique un peu la sorte de folie, d'hystérie qu'il y a dans ses écrits. Son premier livre: Voyage au bout de la nuit refusé par Gallimard. Refusé également par un autre éditeur. Céline prend un papier d'emballage, y fourre son manuscrit, sans autre nom que Céline comme auteur, sans adresse, et le dépose chez le concierge de l'éditeur Denoël un samedi soir. Denoël lit, émerveillé, transporté et, par l'intermédiaire d'un ami auquel il en parle, arrive à découvrir que Céline, c'est le docteur Destouches. Il était médecin dans un dispensaire de la périphérie ou de la banlieue. Destitué par Léon Blum pour son antisémitisme (hein ! la liberté réclamée par le Front Populaire !), ses livres saisis, mis au pilon, les plombs détruits. Pour les réimprimer, il faudrait qu'il donne son manuscrit.. Il a la curiosité d'aller voir, comme médecin, ce qui se passe dans la Russie des Soviets. Il réussit à se faire envoyer dans une délégation de la Société des Nations. Il ne se contente pas de voir ce qu'on lui montre. Il se promène où on ne le conduit pas. On est étonné qu'il n'émette jamais un avis. On devient méfiant sur ce qu'il peut penser. Il est convoqué à un Bureau de la littérature. Là, un jeune employé parlant fort bien le français lui explique qu'on l'a fait venir pour lui remettre un chèque de plusieurs milliers de roubles. Comme il s'étonne, on lui dit que ce sont ses droits d'auteur pour les traductions à des milliers d'exemplaires de ses livres. Ce moyen, employé par le gouvernement russe pour reconquérir le suffrage des écrivains étrangers, ne prend pas sur lui. Il refuse de prendre le chèque. " Vous les distribuerez comme vous voudrez dans la Russie. Moi, je n'en veux pas." Gide, quoique choqué par son vocabulaire d'écrivain, sa grossièreté, estime qu'il y a dans ses livres des pages de génie, et qu'on peut le rapprocher par moments de Rabelais. Il ne pardonne pas à Gallimard d'avoir refusé Voyage au bout de la nuit.
 
Dimanche 9 mars.- J'ai voulu démontrer à Combelle que Céline n'est qu'un Jehan Rictus en prose, que la grossièreté, la vulgarité sont faciles, que le ton populacier (à vomir) n'est pas le talent, qu'il y a chez Céline du dément (trépané), qu'il écrit pour ne rien dire, qu'il est victime d'une illusion dont il reviendra. Peine perdue. Il en est féru jusqu'à l'absolu.
 
Jeudi 18 décembre [1947].- Il paraît que Paulhan va publie du Céline dans un des prochains de ses Cahiers de la Pléiade.
 
Dimanche 12 septembre [1948].- " Combat" a entrepris auprès de ses lecteurs un référendum sur cette question : " Quels sont les meilleurs écrivains français actuels ? " Je découpe le passage des réponses :
LES DIX PREMIERS (...) Viennent ensuite : (...) Céline, 46 [voix , classé en 25e rang].

Journal Littéraire III
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 Ci-dessus quelques lignes tirées du Journal de Léautaud. Déjà reproduites, en partie - pour les années 1932 et 1933, pas pour le reste - dans D'un Céline l'autre (David Alliot).
Maintenant, c'est bien un texte peu connu que je compte livrer aux amis curieux : un portrait de Céline, fruit de l'époque, par un écrivain basque "frontalier", Pío Baroja (" l'homme méchant de Itzea ").
Il avait passé quelque temps exilé à Paris, réduit à y vivre chichement pendant la guerre d'Espagne. En septembre 39, lors de la déclaration de la guerre à l'Allemagne, il décide de rentrer chez lui.
Le tout nouvel ambassadeur d'Espagne franquiste, José Félix de Lequerica (anti-sémite notoire et vieille connaissance de Baroja), était sans doute au courant de ses soucis. Lequerica, l'ambassadeur, et son attaché de presse, 


Antonio Zuloaga ("Zoulou") entreprendront, sans résultat, des démarches pour que Céline vienne en Espagne.



"Céline, très en vogue en France ces dernières années, se laisse aller délibérément au rebutant, au scatologique. Cela ne vient pas vers lui, c’est plutôt lui qui va à sa recherche. Dans la vie, il y a du bon, du mauvais et du passable et, comme il est logique, tout cela se fait jour normalement dans l’un de ses miroirs : la littérature ; n’aller à la recherche que du sordide ou du sale révèle une attitude sans valeur.
J’estime que Céline s’en sert plus que tout pour en faire parade. Dans son premier livre, intentionnellement scandaleux, il y a trop de baratin cynique, médité. On voit bien qu’il s’agit d’un homme aussi préoccupé par le succès que par sa position devant le public. Un Français qui se déclare collaborationniste avec une Allemagne agressive, il rêve, il est pédant ou il est fou.
Il n’y avait pas de possibilité d’intelligence du temps de Hitler. Un peuple fier, fanfaron et vaincu, comme celui de l’Allemagne nazi du temps de sa splendeur, pouvait-il résoudre des questions à l’amiable avec un autre peuple fier, fanfaron et vainqueur comme celui de la France ? C’était impossible. Préconiser une chose pareille, c’était démontrer un manque absolu de sens psychologique.
L’Allemagne et la France pourront s’entendre peut-être un jour, à une époque de plein essor ou de ruine dans chacun des deux pays ; mais l’un au-dessus et l’autre en bas, ce sera impossible.
Céline, il paraît qu’il était médecin d’un certain quartier pauvre de Paris. Il est allé plus tard en Russie et il est en revenu déçu. Je crois qu’il a écrit quelque chose contre la Russie, comme Gide et, plus tard, la guerre venue, il s’est fait collaborationniste et, pour finir, il a été dit qu’il se cachait au Danemark.
Céline est un français morbide, exagéré, désagréable et d’un mauvais goût manifeste."

                                PIO BAROJA, Bagatelas de otoño [1949] – c’est nous qui traduisons de l'espagnol


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