J'aime

mardi 16 mai 2023

« Pour la première fois, j’entends quelqu’un venir »


Nuits d’hôpital. Ce qu'ils peuvent m'énerver, avec leur « courage, il faut aller de l’avant » ! Dans un lit d’hôpital, on ne se demande pas s’il faut aller de l’avant. Le lit flotte dans les ténèbres de la nuit et la malade, sans sommeil, subit du violent tangage de son corps immobile et du roulis électronique des engins qui la maintiennent en vie. Mon cerveau fait des phrases courtes et intermittentes qui amènent avec elles autre chose que le sens, elles s'appuient sur des béquilles sans lesquelles elles seraient incompréhensibles parce que trop singulières : il leur faut créer une sorte de matière souple et gluante qui les rend assimilables en même temps qu'elle les éloigne de la catastrophe aux aguets. Comme pour les rêves qu'on tente de raconter au réveil, la réalité accélérée de chaque nuit raide se dérobe sous la pensée, au fur et à mesure que les mots s'ajoutent aux mots. Alors l'accompagnateur de la malade se console en constatant que ce qu’il pense, ce qu’il fabrique dans son cerveau est plus intéressant que la réalité. Il se pense lui-même pour avoir un instantané de lui-même en train de veiller, et son immobilité se confond avec la matière inénarrable du rêve. Alors, il se décrit ce qui se passe et ce qui pourrait se passer et ajoute à ses phrases purement mentales le mouvement de la vie reconstituée ou anticipée et c'est ce mouvement ajouté qui lui donne le sentiment de protéger les deux vies, la sienne et celle de la malade. Mais c'est précisément cette sensation qui pose problème… Au fil des heures, on tourne en rond ! De quelque côté que la volonté du veilleur se porte, celle-ci ne rencontre que des chemins barrés ou impraticables. Ne pas se perdre reste la seule voie envisageable. D'elle ne peuvent sortir que des barres de fer rouge qui s'allongent et se tordent sur le sol comme des serpents. Il faut constamment éviter que le moi se repose où qu’il pense avoir la paix, assuré qu'il est de faire ce qu’il faut et comme il faut. « Elle est là, pourvu que demain elle soit toujours là ! » Et l’accompagnateur passe son chemin, comme un chien qui aurait peur des médecins qui repasseront à l’aube. Et il se livre à un exercice qu’il aime tout particulièrement : écouter tous les sons qui le parviennent, en les découpant en tranches, du plus proche au plus lointain — c'est un contrepoint topographique. Il essaie de les entendre tous simultanément, conscient de chacun de leurs origines et alors la réalité prend un aspect mystérieux. C'est peut-être simplement son inattention ordinaire qui produit cet effet d'étrangeté. Il essaie de garder le regard ouvert, il passe et repasse par les mêmes lieux à travers le volet roulant, jusqu'à ce qu'un autre point attire son attention à l'intérieur du même espace exploré déjà mille fois. C'est un dévoilement en perpétuelle évolution pour faire barrage à la moindre tentation de sommeil. Il vit comme on vit, dans le vide. En pure perte. Sa pauvre vie s'allonge et se tord sur le sol comme des feuilles qu'on piétine sans même s'en rendre compte. Ses sentiments font en s'allongeant des ombres gigantesques qui recouvrent la silhouette de la malade aimée et des proches qui les font disparaître au regard. C'est le temps lui-même qui s'épaissit, qui rend ces sentiments invisibles, légers ou inconsistants, après l'accident, la surprise, la maladie. Car il y a toujours un inattendu qui vient rompre nos vies ordinaires, les faire bifurquer brutalement au moment où l'on s'y attend le moins. Alors l'autre n’apparaît plus comme autre, ce qu'il n'a pourtant jamais cessé d'être, quelqu’un d’inopportun venu saccager nos quiétudes insouciantes avec ses gros sabots crottés de souffrance, d’inquiétude et de malheur mais comme une partie essentielle de nous même qui accourt nous appeler à l’aide au moment même où la sagesse des moins proches en appelle au courage discret, à la sagesse distante, à la patience pour pas cher. Juste au moment choisi par cette personne aimée pour nous signifier qu’elle a besoin de nous, que nous nous sommes rencontrés un jour pour quelque chose, qu’un fil nous a liés dans un espace commun pour que nous nous y ébattions jusqu’à la fin des temps. Quand je ferme les volets de la partie arrière de mon bureau, ma poitrine déchire souvent sans même y prendre garde le fil invisible qu'une araignée a tissé consciencieusement d'un bord à l'autre de la terrasse. Personne n'a expliqué aux araignées qu'il est parfaitement déraisonnable de produire autant d'efforts car les espaces ont été faits pour être traversés. C'est pas pour une éternité que les araignées tissent leurs toiles, et pourtant, elles vont refaire sans cesse cet effort. Elles ne cesseront jamais de les tisser, elles ne cesseront pas de tisser des fils invisibles reliant des bords de la réalité. Cette réalité que nous traversons sans la voir. Autant nous les déchirons facilement, autant elles reviendront sans défaillance jusqu'à l’épuisement. Il faut être fou pour aimer en sachant que notre amour va être immanquablement déchiré par la poitrine inattentive du temps, ce passant anonyme. Mais l'accident était prévu dès l'origine…

***


Anniversaire. Cinquante ans ensemble. Personne dans ces années-là n'aurait imaginé que les bistrots seraient un jour remplacés par les réseaux sociaux, qu'on se marierait entre hommes, qu'on parlerait sérieusement de « narratif de la réalité », que le lien-social était quelque chose qu'il fallait sans cesse réparer, que le sexe serait remplacé par le genre, qu'on aurait peur d'une grippe, que la plus haute ambition des jeunes gens serait d'être influenceurs, qu'il était urgent de « canceler » la culture et que la littérature serait bientôt une chose qui n'intéresserait plus personne. Comment ce monde-là a-t-il pu être englouti sous nos yeux en si peu d’années sans laisser de trace ? 

***


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire