Il faudrait ne jamais débattre. Le débat, comme le reste,
dans notre univers d’intransitivité galopante, a perdu son complément d’objet.
On débat avant de se demander de quoi : l’important est de se rassembler. Le
débat est devenu une manie solitaire qu’on pratique à dix, à cinquante, à cent,
un stéréotype célibataire en même temps que grégaire, une façon d’être
ensemble, un magma d’entregloses qui permet de se consoler sans cesse de jamais
atteindre, seul, à rien de magistral.
Il faudrait ne jamais débattre ; ou, si l’on y tient
vraiment, ne débattre que de la nécessité de faire des débats. Se demander à
l’infini, jusqu’à épuisement, quelle est l’idéologie du débat en soi et de sa
nécessité jamais remise en cause ; et comment il se fait que le réel multiple
dont le débat prétend débattre s’efface au rythme même où il est débattu.
Mais aucun débat ne peut s’élaborer sur une telle
question, car c’est précisément cette évaporation du réel qui est le véritable
but impensé de tout débat. On convoque les grands problèmes et on les dissout
au fur et à mesure qu’on les mouline dans la machines de la communication. Et
plus il y a de débat, moins il y a de réel. Il ne reste, à la fin, que le
mirage d’un champ de bataille où s’étale l’illusion bavarde et perpétuelle que
l’on pourrait déchiffrer le monde en le débattant ; ou, du moins, qu’on le
pourra peut-être au prochain débat. C’est de cette illusion-là dont se nourrit
le débatteur.

Pourquoi faut-il débattre ? Tout argument dont on débat est
supposé faible, par définition, puisqu’il peut être démoli ou entamé par un
autre argument. Toute pensée que l’on est obligée de soutenir mérite de
s’écrouler. Et d’ailleurs la véritable pensée, la pensée magistrale, ne
commence que là où le débat s’achève (ou devient silencieux). Or, il n’y a que
le magistral qui compte, parce qu’il ouvre à la pleine connaissance de la
réalité humaine, et il n’est jamais obtenu en frottant l’une contre l’autre des
idées hétéroclites comme, dans les contes orientaux, on frotte des babouches
pour en faire sortir des génies. Une nouvelle pensée, une pensée magistrale du
monde ne peut pas être discutée, pesée tranquillement, soupesée entre gens de
bonne compagnie, amendée, corrigée, nuancée, tripotée, faisandée de pour et de
contre jusqu’à ce qu’elle ressemble à une motion de compromis dans une
assemblée syndicale ou à la misérable synthèse terminale d’un congrès du parti
socialiste.

Toute proposition originale est menacée dans le débat, par ce qui
peut lui arriver de pire : un protocole d’accord. Une nouvelle pensée du monde
peut et doit être assénée comme un dissentiment irrémédiable, comme une
incompatibilité d’humeur. Il ne faut pas argumenter, il faut trancher dans le
vif. Penser, c’est présenter la fracture.
Philippe Muray, Moderne contre moderne - Exorcismes
spirituels IV, p. 164, Les Belles-Lettres.